La Prairie et la guerre de 1756-1760 - Partie 2
La participation des Amérindiens
Au 18e siècle, les Amérindiens concluaient des alliances en fonction de leurs propres intérêts et non en fonction des intérêts des Français ou des Anglais. C’est ainsi qu’au cours de la guerre de Sept Ans, sans jamais renoncer à leur indépendance, les Iroquois combattent en tant qu’alliés des Français, ce qui à leurs yeux ne signifie nullement que les Anglais sont leurs ennemis. Ils ne sont pas des alliés inconditionnels de la France et savent, lorsqu’ils le veulent, assigner des limites à leur effort de guerre. Leur participation n’est pas spontanée et varie selon l’évolution des affrontements. Preuve en est que le 11 juillet 1757, Montcalm est à Kahnawake, accompagné de plusieurs de ses officiers supérieurs, afin de convaincre les chefs amérindiens de prendre part à l’expédition contre le Fort William Henry.
Par ailleurs, ils signifient clairement qu’ils préfèrent l’embuscade (c’est là qu’ils sont les plus efficaces) et se refusent à prendre d’assaut à découvert des positions fortifiées.
Ils jouent un rôle majeur lors des affrontements et plusieurs expéditions auraient été impossibles sans leur collaboration. « Dans de bonnes conditions, une force amérindienne est capable d’anéantir une armée européenne et de mettre en déroute des régiments entiers. »[i] Bien sûr, la guerre de Sept Ans vient perturber leur existence, car à certains moments elle mobilise la quasi-totalité des hommes adultes des villages iroquois du Canada. Bien qu’elle nuise à leurs activités commerciales et qu’elle serve avant tout les intérêts des Français, la guerre présente malgré tout pour eux certains avantages qui à leurs yeux font office de victoire ; ils peuvent prendre des scalps, faire des prisonniers qu’ils pourront vendre par la suite et mettre la main sur du matériel varié.
Les coûts de leur participation aux activités militaires sont en partie compensés par l’aide logistique que la France leur fournit : armes, équipements et provisions. En plus de guerroyer, ils sont parfois rémunérés comme chasseurs chargés d’approvisionner en gibier les soldats et les miliciens français ou encore occupés à transporter du matériel militaire.
En 1759, les guerriers iroquois sont un peu moins de 2 000 à appuyer les expéditions françaises. À la fin de l’été 1760, convaincus de la défaite prochaine des Français et craignant la destruction de leurs villages par les Britanniques, les délégués des Sept Nations ratifient un traité qui assure leur neutralité dans la suite de la guerre et les convainc qu’ils seront traités en amis par les envahisseurs.
Et La Prairie dans tout ça ?
Selon l’archéologue Frédéric Hottin, de 1350 à 1600 AD, le secteur de La Prairie semble, pour les Autochtones, n’être qu’un lieu de passage, où on ne s’attarde que quelques jours, pour faire le portage reliant le fleuve Saint-Laurent à la rivière Richelieu ou pour des activités de subsistance saisonnière (chasse aux oiseaux migrateurs, pêche de certains poissons venant frayer, collecte de quenouilles pour faire des nasses, etc.). L’importance stratégique du lieu était donc déjà établie longtemps avant l’arrivée des Européens et ce n’est certes pas par hasard que les Jésuites allaient choisir d’y établir leur mission à la fin du 17e siècle.
Comme on le sait, l’essor du village français se poursuivra après le départ de la mission amérindienne en 1676 et quelques années plus tard, la reprise des hostilités avec les Iroquois mènera à l’érection d’une première palissade de pieux.
Hélas, malgré quelques aménagements sommaires, en 1756, le fort de La Prairie n’est pas en état d’offrir une résistance digne de ce nom face aux troupes britanniques. « Les postes français érigés dans la première moitié du 18e siècle ne sont pas conçus pour résister à l’artillerie lourde. Il s’agit de bicoques qui ne peuvent être propres qu’à déshonorer tous ceux qui y commanderont »[ii]. Leurs enceintes sont souvent comparées à de simples clôtures.
Tel est malheureusement l’état du fort de La Prairie à l’aube de la guerre, il ne vaut rien. Le village est, depuis plus de soixante-dix ans, entouré d’une clôture de pieux effilés à leur extrémité supérieure. Selon l’ingénieur Franquet,[iii] on néglige l’état de la palissade sous prétexte que le village est couvert par le fort de Saint-Jean (1748) et par celui de Saint-Frédéric.[iv]
D’ailleurs, lors de son voyage en Nouvelle-France au début de la décennie 1750, Franquet avait fait mention de La Prairie « qu’autant que les effets en tous genres, nécessaires à l’approvisionnement du fort St. Jean et de celui de St. Frédéric, qu’il faut indispensablement tirer des magasins de Montréal, y sont débarqués et ensuite chargés sur des charrettes, pour être voiturés à ce premier poste[v] » c’est-à-dire de La Prairie au fort de Saint-Jean. En somme, bien que le fort ne valle guère, La Prairie s’impose comme un lieu de passage obligé.
Il y a aura tardivement quelques espoirs d’amélioration de l’enceinte de bois qui resteront sans suite.
Le fort de Saint-Frédéric détruit, sans doute en désespoir de cause, à quelques jours de la défaite des Plaines d’Abraham, Montcalm s’adresse en ces termes au chevalier de Lévis : « Je voudrais 1° faire rétablir en pieux les forts des Cèdres, Laprairie et Longueuil, y avoir balles et poudre, obliger les officiers à y rester ; 2° mettre le double de soldats par habitant ; que le munitionnaire qui retire plus donnât douze sols au lieu de dix ; 3° loger des soldats à Montréal chez tout le monde, exempts [et] non exempts avec charge de les nourrir ; que M. de Vaudreuil, l’intendant, vous et moi en prissions pour l’exemple. Pourvu qu’on [leur] donne paille dans un endroit chaud et la vie, cela suffira.[vi] »
Et Bourlamaque d’insister un mois plus tard sur la remise en forme du fort de La Prairie :
« Il paraît que l’Île-aux-Noix sera donnée à M. de Lusignan, du moins c’est le bruit, et il paraît s’intéresser à la commodité du logement. J’ignore aussi ce qu’on y mettra de troupes. J’ai demandé à M. de Vaudreuil de faire réparer le fort, ou enceinte de pieux, qui était à Laprairie, pour assurer cette tête de nos quartiers. Il me paraît que nos quartiers seront furieusement exposés aux courses des partis, tant ceux du bas du fleuve que ceux-ci. [vii]»
Bref, tout au long de cette guerre, le site de La Prairie sera abondamment sollicité. Il servira de camp, de dépôt, de lieu de repos pour les blessés, de quartier d’hiver et de lieu de transit, mais jamais on n’y affrontera l’ennemi.
Les chemins de la guerre[viii]
C’est donc principalement à cause de sa position stratégique que La Prairie a été abondamment sollicitée par les troupes françaises au cours de cette guerre. Car, des liens fluviaux et terrestres sont depuis longtemps établis avec Montréal, Saint-Jean, Chambly et Longueuil.
Dès 1756, les Britanniques se proposent d’attaquer Québec et Montréal à la fois par le fleuve Saint-Laurent, le lac Champlain et le lac Ontario. À partir du nord de la province de New York, ils peuvent atteindre la région montréalaise via le lac Champlain et le Richelieu, lesquels sont défendus par les forts Carillon[ix], Saint-Jean et Chambly. L’axe lac Champlain-rivière Richelieu constitue la principale route d’invasion, l’autre étant celle venant du lac Ontario.
À partir du Richelieu, on peut rejoindre Montréal par un chemin de terre qui, construit en 1748, relie le fort de Saint-Jean au village de La Prairie. Cette voie, ainsi que celle qui va de Longueuil à Chambly, n’est pas toujours praticable et exige un entretien régulier.
« Nous sommes arrivés à Montréal après avoir été de Chambly à La Prairie sur des chevaux. Ce sont des chemins détestables ; nous avons presque tous fait des chutes dont aucune dangereuse.[x] »
« Du fort Saint-Jean à Montréal il y a neuf lieues ; il y a un chemin de six lieues qui coupe la langue de terre qui est entre la Rivière de Sorrel et le fleuve Saint-Laurent ; de Saint-Jean il va aboutter aux habitations qui sont à la rive droite du fleuve Saint-Laurent, à un endroit que l’on appelle La Prairie, qui est une grande paroisse, où l’on fait une traversée de trois lieues dans le fleuve Saint-Laurent pour arriver à Montréal. C’est ce chemin qui fait la communication de Chambly et de Saint-Jean à Montréal. […] »[xi]
« […] j’ai ordre de ramener quatre bataillons dans le gouvernement de Montréal pour travailler au chemin de Chambly et au fort de Saint-Jean.[xii] »
L’état des chemins est à ce point si contraignant qu’elle donne parfois naissance à des projets illusoires :
« Communication de Montréal à Saint-Jean dans l’état présent, lente, difficile et dispendieuse ; à examiner à la paix, s’il faudrait faire le chemin de La Prairie à Saint-Jean directement par les savannes, ou de La Prairie, ou en prenant plus bas, de Longueuil à Chambly, et de ce fort à Saint-Jean, par terre ou en accomodant la rivière ; ou s’il ne serait pas plus avantageux, en cas que cela soit possible, de faire un canal de La Prairie ou de Longueuil à Saint-Jean. Plusieurs rivières dans cette partie ; terres excellentes, inutiles par les inondations, seraient desséchées par le canal, deviendraient un grenier à grain suffisant pour nourrir une grande armée.[xiii] »
La situation n’est guère meilleure du côté du chemin qui va de Longueuil à Chambly :
« En un mot, vos ordres pour ce que je dois faire, M. de Roquemaure étant à Laprairie, ou l’ennemi pénétrant par le chemin de Chambly à Longueuil.
On vous dira que ce dernier chemin n’est pas praticable. Fausseté fondée sur l’intérêt des Jésuites, qui voulaient faire un chemin dans la savane. Il n’y a que quatre lieues de Chambly à Longueuil, et dans l’état où est le chemin, les gens de pied y peuvent passer. Si M. Amherst savait cela et que sa flotte ne pût monter jusqu’à Laprairie, il serait fou de ne pas pénétrer par là. Il la joindrait demain matin, s’il voulait.[xiv] »
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[i] Peter MacLeod, Les Iroquois et la guerre de Sept Ans, page 82.
[ii] Dave Noël, Montcalm général américain, les éditions du Boréal, Montréal, 2018, page 30.
[iii] Ingénieur du roi, Louis Franquet fut chargé par le gouvernement de Versailles d’inspecter les forts et autres travaux militaires de la Nouvelle-France.
[iv] Érigé en 1734 sur les rives du lac Champlain.
[v] Louis Franquet, Voyages et mémoires sur le Canada, Québec, Institut canadien de Québec, 1888, 212 pages, page 124.
[vi] Lettres du marquis de Montcalm au chevalier de Lévis – volume 6, p. 226, le 9 septembre 1759. La bataille des Plaines d’Abraham a eu lieu le 13 septembre.
[vii] Lettres de M. de Bourlamaque au chevalier de Lévis – volume 5, p. 73, le 29 octobre 1759.
[viii] Voir à ce sujet nos articles dans les bulletins Au jour le jour d’avril et mai 2021.
[ix] Construit à partir de 1755 à la pointe sud du lac Champlain, non loin du fort Saint-Frédéric jugé moins résistant. Aujourd’hui fort Ticonderoga.
[x] Volume 1, p. 78, le 17 novembre 1756.
[xi] Volume 2, pp.137-138, le 4 septembre 1757.
[xii] Volume 2 p. 133, le 1er septembre 1757.
[xiii] Journal du marquis de Montcalm durant ses campagnes au Canada, Volume 7, pp. 377-378 – le 23 juin 1758.
[xiv] Volume 5, p. 118, Lettres de M. de Bourlamaque à Lévis.
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