
- Au jour le jour, juin 2025
Les femmes de La Prairie s’organisent
Lors de recherches dans les archives de la Société d’histoire de La Prairie, j’ai été surprise de constater que La Prairie avait son propre volet de l’Association féministe d’éducation et d’action sociale. Durant mon baccalauréat en histoire, je me suis grandement familiarisée avec les associations féminines et féministes du Québec. Ce fut donc un plaisir pour moi de découvrir les archives de la branche laprairienne.
En 1952, le Cercle d’économie domestique (CED), association pour les femmes des villes, est créé de toutes pièces par les évêques et une propagandiste, Mme Louis-Henri Savard de Kénogami.[1] Le cercle vise à rassembler les femmes urbaines et leur donner des outils personnels et communautaires. Leur slogan « travail et charité » illustre bien leur but. [2] Le 22 mai 1953 a lieu la première réunion du CED à La Prairie, le CED Christ-Roy, qui est organisé par la présidente provinciale Mme Armand Lessard et la propagandiste générale, Mme Louis-Henri Savard.[3] Vingt-deux femmes sont présentes et deviennent les premières membres de la section. C’est à ce moment que la première présidente est élue, Mlle Marie-Jeanne Surprenant, qui sera en fonction jusqu’en 1956. Lui succédera Mme Jeanne Désautels de 1957 à 1960. Finalement, Mme Léopold Bisaillon prendra le relais de 1961 jusqu’à la fermeture du CED en 1966. [4]
Le CED invite les femmes à leur réunion mensuelle, mais aussi à leurs nombreuses activités visant les « Dames et demoiselles désireuses de faire partie de ce mouvement d’action catholique ». Ces activités tournent autour de deux axes, soient éducationnelles et pratiques. Plusieurs exemples de ces activités se retrouvent dans nos archives. Par exemple, en juin 1953, le CED offre deux activités. Pour le programme éducationnel, l’activité porte sur la sauvegarde de la grandeur et la sainteté du mariage chrétien, et le programme pratique vise l’hommage à nos pères. [5] De plus, le CED offre des ateliers sur la vie ménagère. Le 8 février 1954, les femmes reçoivent une technicienne de la compagnie Singer qui leur fait une démonstration de tous les accessoires de leur nouvelle machine à coudre. [6] Le Cercle sert de continuité à l’enseignement traditionnel offert aux filles et permet de prolonger la formation des femmes dans leur rôle traditionnel d’épouse mère. [7] Ainsi, il tient à « promouvoir les intérêts économiques, sociaux et moraux du foyer », développer l’esprit de justice et de charité chrétiennes, de solidarités et d’entraide mutuelle, mais surtout, de favoriser l’éducation et l’instruction en vue du relèvement du foyer. [8] Ainsi, les activités offertes par le CED du Christ-Roy remplissent ces visées.
Pour interpeller les femmes à se joindre, le Cercle utilise beaucoup les journaux, dont plusieurs extraits se retrouvent dans les archives de la SHLM. Dans Le Richelieu, elles s’adressent souvent aux femmes des environs en écrivant que « c’est en vivant le Cercle que vous l’aimeriez, que vous l’apprécierez… À vous, Mlles, n’est-il pas dit quelque part : les hommes se passionnent pour les femmes qui savent leur cuisiner de bonnes friandises ?» [9] Les femmes répondent en grand nombre aux appels et se joignent au Cercle pour des raisons d’apprentissage et de sociabilité pour briser l’isolement des mères au foyer.[10]
En 1966, le Cercle d’économie domestique fusionne avec l’Union catholique des femmes rurales. Dès 1963, les discussions entre les deux associations débutent, en incluant aussi le Cercle des fermières qui se retire officiellement en 1965 du projet. [11]Selon l’ouvrage dirigé par Jocelyne Lamoureux, cette union est un mariage de raison puisque les deux associations rencontrent des difficultés. On choisit alors le nom « Association féminine (qui deviendra féministe plus tard) d’éducation et d’action sociale ». Ce nom reflète les deux stratégies fondamentales qui marquent son identité, soit l’éducation populaire et l’action sociale. Cependant, l’AFEAS, comme ces prédécesseurs, continue de s’inscrire parmi les mouvements de l’Église catholique. Cela suscite plusieurs débats au sein de l’association puisque le clergé tend à imposer ses visées, alors que les femmes affirment haut et fort qu’elles décideront elles-mêmes des orientations de l’Association.[12] Le groupe se tourne donc vers un mouvement plus large d’inspiration chrétienne, permettant ainsi aux femmes de s’affirmer comme des « femmes croyantes » et arrêter d’être perçues comme des « petites filles remplies de bonne volonté et d’apparente soumission. »[13]
À La Prairie, ce changement se fait peu ressentir, mais permet d’offrir une variété d’activités aux femmes et filles de 16 ans et plus. Leurs activités tournent autour de trois principes, soit une éducation populaire autonome, une éducation des femmes adultes et une formation axée sur l’action. Selon Jocelyne Lamoureux, « l’AFEAS a toujours été une association baromètre de la société. » [14]

L’AFEAS du Christ-Roy de La Prairie applique ces principes et propose de nombreuses activités à leurs membres et aux jeunes filles des environs. Alors que le CED était ouvert à toutes les femmes ayant à cœur le travail et la charité, l’AFEAS est « ouverte aux femmes qui désirent se joindre à un organisme éducatif et social. »[15] Selon un article publié dans le journal Le Reflet, le mouvement a pour but de renseigner la femme d’aujourd’hui sur tous les sujets concernant leur nouveau mode de vie. Selon les dirigeantes, les cadres de l’Association sont parfaits pour bien représenter les femmes puisque c’est un mouvement d’entraide et d’activités dynamiques. Elles donnent donc plusieurs cours, tels que l’art culinaire, la couture et le tissage ou encore des cours d’émaux sur cuivre. [16] Elles offrent aussi plusieurs activités sociales comme leur exposition d’artisanat annuel, juste à temps pour Noël. [17]
En 1983, l’AFEAS du Christ-Roy publie la programmation annuelle dans Le Reflet sous le thème « plus nombreuses à réagir aux changements », montrant le tournant plus féministe du groupe. Cette année-là, le dossier prioritaire de l’AFEAS est celui du statut de la travailleuse au foyer pour faire reconnaître tout l’apport qu’elle a dans la société et pour qu’elle soit considérée comme travailleuse à part entière. (Voir Camille Robert[18]) Les sujets d’étude porteront sur l’isolement des femmes au foyer, l’alcool au féminin, la sexualité chez les femmes, la vie économique, le stress et le rôle de la mère en 1984. L’Association en profite pour faire un retour sur ces activités. En effet, depuis 17 ans, l’AFEAS du Christ-Roy promeut la place de la femme dans la société et contribue grandement à des changements relatifs à leurs conditions de vie ; congés et allocations de maternité, mécanisme de protection de la résidence familiale, allocation au conjoint survivant âgé de 60-65 ans, gratuité des soins dentaires pour enfants de 13 ans et moins. L’AFEAS du Christ-Roi se préoccupe non seulement des femmes, mais aussi de la société en général. [19] C’est pourquoi, en 1984, elles offrent des ateliers divers, portant sur des sujets qui touchent surtout les femmes, mais aussi les hommes, qui sont les bienvenus à ces activités. Les sujets sont variés tels que l’acceptation de soi, l’amour-propre, être soi-même, l’autonomie, la tendresse au féminin et au masculin, la paternité et la maternité ou encore apprendre à se réserver du temps.[20] La condition féminine est au cœur de l’Association et vise à faire voir et insérer les femmes dans l’espace public. [21] C’est exactement ce que fait l’AFEAS du Christ-Roy avec ce programme.
En 1992, l’AFEAS du Christ-Roy fête ses 25 ans. À ce moment, l’Association comprend 70 membres qui se rencontrent chaque 2e jour du mois à la Maison-à-tout-le-monde. [22]
L’archive la plus récente de l’AFEAS conservée à la Société d’histoire de La Prairie date de 2000 et rapporte la marche organisée par l’AFEAS le 8 mars 2000 à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme. En fin d’après-midi, une trentaine de femmes ont marché symboliquement dans les rues du Vieux-La Prairie à partir de la Maison-à-tout-le-monde. Elles terminent leur marche à la Résidence La Belle Époque où elles ont rencontré d’anciennes membres. Selon Claire Roy, relationniste pour l’AFEAS de La Nativité, « la marche visait aussi à sensibiliser la population à la marche mondiale des femmes qui aura lieu au mois d’octobre » suivant. [23]
Ainsi, les archives de l’AFEAS disponibles à la SHLM permettent de brosser un portrait du CED et de l’AFEAS de La Prairie et de mettre en lumière l’évolution et les buts des activités offertes par ces associations, à l’échelle locale et provinciale. Il est donc intéressant de constater la présence d’une association féminine et féministe à La Prairie, l’engouement autour de cette dernière et l’implication des Laprairiennes. Ces archives démontrent aussi l’évolution de la place des femmes dans la société québécoise, passant d’une vision religieuse, axée sur la femme au foyer et bonne épouse, à celle d’une femme travaillante, intégrée à la société et pleinement réalisée.
______________________________
[1] Le Collectif Clio, Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Éditions Le Jour, 1992, p.394.
[2] [Auteur inconnu], [Titre inconnu], Le Richelieu, 29 octobre 1953, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[3] [Auteur inconnu], « Le chanoine H. Fortier, aumônier général », Le lingot : un journal du Saguenay, jeudi 15 janvier 1953, p.7.
[4] Cercle d’économie domestique, Procès-verbal, 22 mai 1953, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1. ;
Il fut impossible de trouver le prénom de Mme Savard, Mme Lessard et Mme Bissaillon, elles sont toujours appelées par le nom de leur mari dans les archives et les journaux. Cela reflète bien les mentalités de l’époque concernant le mariage et la place de la femme. En effet, la société patriarcale et les mœurs religieuses sont à l’origine de cette coutume. C’était un moyen d’alimenter l’appartenance à la nouvelle famille de la mariée et plus d’assurer les lignées et les successions qui étaient transmis par le nom de famille de l’homme. De plus, la femme était perçue comme une mineur et son mari reprenait alors le rôle du père ; en adoptant le nom de son mari, elle est maintenant sous la tutelle d’un nouvel homme.
[5] [Auteur inconnu], « CED », Le Richelieu, 11 juin 1953, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[6] [Auteur inconnu], [Titre inconnu], Le Richelieu, 4 février 1954, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[7] Häxan Bondu, Mobilisation féminine et régionalité : trajectoire de l’Union catholique des fermières (UCF), des Cercles d’économie domestique (CED) et de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFÉAS) au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 1944-1976, mémoire de M.A (études et interventions régionales), Université du Québec à Chicoutimi, 2023, p.85
[8] Raymonde Grenon, « Les cercles d’économie domestique de la province ont pris naissance à Kénogami », Progrès du Saguenay, samedi 18 mai 1957, p.5.
[9] [Auteur inconnu], [Titre inconnu], Le Richelieu, 29 octobre 1953, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[10] H. Bondu, Mobilisation féminine et régionalité…, op. cit., p.81 et 107.
[11] Ibid., p.124.
[12] Jocelyne Lamoureux, Michèle Gélinas, Katy Tari, Femmes en mouvement Trajectoires de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), 1966-1991, Montréal, Boréal, 1993, p.44 et 50.
[13] Ibid., p.78.
[14] Ibid., p.232.
[15] [Auteur inconnu], « AFEAS du Christ-Roy », Le Reflet, 15 septembre 1988, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[16] [Auteur inconnu], « L’A.F.E.A.S. qu’est-ce que c’est », Le Reflet, 22 décembre 1966, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[17][Auteur inconnu], « AFEAS du Christ-Roy à Laprairie », Le Reflet, 10 novembre 1987, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[18] Camille Robert et Louise Toupin (dir.), Travail invisible. Portraits d’une lutte féministe inachevée, Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 2018, 198 p.
[19] [Auteur inconnu], « l’A.F.E.A.S. reprend ses activités sous le thème : plus nombreuses à « Réagir aux changements », Le Reflet, 24 septembre 1983, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[20][Auteur inconnu], « L’A.F.E.A.S. de la Nativité », Le Reflet, 7 décembre 1983, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[21] H. Bondu, Mobilisation féminine et régionalité…, op. cit., p.137 et 150.
[22] [Auteur inconnu], « AFEAS de la Nativité de Laprairie – 25 ans », Le Reflet, 26 avril 1992, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.
[23] [Auteur inconnu], « Les femmes de l’AFEAS Laprairie marchent pour souligner le 8 mars », Le Reflet, 18 mars 2000, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection Laprairie d’hier et d’aujourd’hui, boite 1-2-4B, dossier AFEAS, P6S3D1.

- Au jour le jour, mars 2025
Les notaires du XXe siècle: Paul Boucher, notaire à La Prairie
Les notaires sont très importants dans la société canadienne-française et leur rôle historique est indéniable, particulièrement dans une société analphabète où le notaire se démarque par sa scolarité. Les nombreux documents qu’ils produisent, tels que contrat de mariage, acte de concession, acte de vente, obligation, engagement, acte de partage, testament, inventaire après décès et donations, ne sont que de nombreux exemples des documents notariés qui témoignent des moments les plus importants dans la vie des Canadiens français, permettant une reconstitution de l’histoire intime, personnelle, familiale, communautaire et sociale.[1]

« Derrière le style cérémonieux et mesuré des notaires canadiens (…), se cache toute la trame des émotions humaines et les valeurs d’une époque. Voyant dans le notaire un consultant sûr et fidèle, les Canadiens se rendaient prendre l’avis du notaire à propos de tout et de rien. Mais le notaire canadien est avant tout le témoin des gestes importants posés par les hommes de ce pays. »[2]
Ces notaires sont des hommes d’affaires, d’administration et de culture. Ils se distinguent par une sorte d’omniprésence dans tous les secteurs socioprofessionnels. En effet, leurs interventions et leur présence se retrouvent sur les plans économique, politique, municipal et culturel. Ils sont donc vus comme des consultants recherchés, voire des mentors éclairés pour toutes les classes sociales. Ils sont des personnages de premier plan dans leur communauté. [3]
Leur rôle en tant qu’agent économique et social se concrétise à partir du XIXe siècle et devient intimement lié à la mise en valeur du territoire et de la communauté dans lequel il évolue. Or, peu de travaux sont faits sur les notaires eux-mêmes, particulièrement les notaires du XXe siècle. Selon Jean L. Laffont et Louis Lavallée, un dénominateur commun transcende l’abondance des travaux basés sur les archives notariales, soit l’occultation systématique du scripteur de ces précieux documents : le notaire. [4]
À La Prairie, plusieurs notaires se démarquent par leur implication sociale, économique et religieuse. Ainsi, cet article se penchera sur la vie d’un notaire important de La Prairie au XXe siècle, soit Paul Boucher. Du fait de ses 46 ans de notariat, son implication à l’administration de la Ville et à la Commission scolaire et dans plusieurs associations, le notaire Boucher se démarque au sein de sa communauté et devient une personne-ressource dans sa ville.
Paul Boucher est né à La Prairie le 26 janvier 1898 du mariage de Jean-Baptiste Boucher, cultivateur, et d’Adélina Brassard. Il fait ses études primaires à La Prairie, pour ensuite étudier au Collège de Longueuil. Il poursuit en études classiques au Collège de Montréal avant de terminer son éducation à l’Université Laval de Montréal (qui deviendra l’Université de Montréal) où il obtient son baccalauréat en droit. Il est par la suite commissionné notaire en juillet 1922.[5] Dès lors, il retourne s’établir à La Prairie. En 1925, il se marie avec Hermeline Zappa, qu’il « installe en reine, maîtresse du foyer » et qui restera toujours sa compagne et sa confidente.[6]
En septembre 1927, à la mort du notaire Joseph Anaclet Sicotte, Boucher se porte acquéreur de son étude, située au 11 rue Saint-Ignace (aujourd’hui le 240 Saint-Ignace). En effet, un avis est publié dans les journaux pour diffuser la nouvelle : le 2 septembre 1927, conformément aux dispositions du code du notariat, il envoie au Lieutenant-Gouverneur en Conseil un avis pour demander le transfert en sa faveur des minutes, répertoire et index du feu J. Anaclet Sicotte. [7] Ainsi, il revient officiellement dans sa ville natale, où il deviendra un personnage central de sa communauté.
Il restera à la même adresse (le 115 chemin de Saint-Jean) durant toute sa carrière et son fils, Jean, reprendra son étude à la même adresse jusqu’à sa mort en 2010. D’ailleurs, c’est sur ce même lot que Guillaume Barette, l’un des premiers notaires de La Prairie exerce ses fonctions, au début du 18e siècle. [8]
En plus d’une pratique intensive du notariat pendant plus de 46 ans, M. Boucher s’intéresse aussi aux mouvements sociaux, économiques et éducationnels de sa région ; il utilise sa formation en droit et notariat pour servir sa communauté. En effet, de 1923 à 1940, il est le secrétaire-trésorier de la paroisse de La Nativité. Il est tour à tour échevin de la municipalité et greffier des Syndics de la Commune de Laprairie. [9]
La Commission scolaire fait aussi appel à ses services pour être commissaire et il en occupa même la présidence pendant 15 ans. Il quitte ce rôle « par amour des citoyens ». Dans son éloge, on ajoute même que c’est une preuve de « vrai civisme », car il sacrifie ses intérêts pour ceux du public. Il est donc très respecté dans sa ville et a son métier à cœur. [10]
Non seulement il s’implique auprès de la Commission scolaire, mais il aide à l’élaboration et à l’exécution du programme de construction de l’école secondaire. Son engagement est souligné lors d’un éloge : « Vous avez mis le bien général, le bien des enfants de La Prairie, la question de l’éducation au-dessus des intérêts des particuliers, des intérêts des parties, des intérêts de groupes […] Seuls les vrais citoyens peuvent agir avec cet esprit civique. » [11]

L’implication dans la vie civile et scolaire était coutume pour les notaires. En effet, ceux-ci ont participé à la naissance et au développement du système scolaire québécois laïque en militant pour son importance. Personnages de premier plan dans les paroisses et les villes, les notaires refusent à l’Église la responsabilité dans l’administration scolaire et s’immisceront à titre de syndics dans la gestion des écoles, et ce, depuis le milieu des années 1820.[12] Ainsi, M. Boucher n’est pas si différent des autres notaires, qui jouissent de ces importantes responsabilités sociales.
Non seulement le notaire Boucher s’implique dans la vie politique locale, mais il participe au bon fonctionnement de la politique fédérale et provinciale. En effet, à plusieurs reprises, il est officier réviseur et officier rapporteur pour le comté de Napierville-Laprairie. [13] Ces officiers sont nommés par la couronne et, après avoir prêté serment, ils sont responsables des listes électorales. Ce sont souvent des notaires qui sont nommés à ce titre, en raison de leur statut social et du fait qu’ils doivent souvent se promener de paroisse en paroisse pour ériger la liste. À l’approche des élections, des listes de vérificateurs se retrouvent dans divers journaux pour que les gens puissent s’y référer. Ainsi, être choisi pour ce poste était souvent un honneur. [14]

Paul Boucher affirme qu’il s’est toujours occupé d’affaires publiques comme un citoyen uniquement. [15]
Comme plusieurs autres notaires, il s’intéresse aussi au monde des affaires. Il s’implique dans plusieurs compagnies, telles que la Briqueterie Saint-Laurent et la société d’engrais chimiques William Houde ltée, dont il sera le vice-président.[16]
L’influence et le prestige social de M. Boucher rayonnent aussi dans d’autres sphères, dont la vie publique. En raison de ses dons généreux et répétés à l’Hôpital Notre-Dame, il est nommé gouverneur à vie de l’institution. Il s’implique aussi dans plusieurs associations et clubs de la région, notamment le Club de Saint-Denis de Montréal, le Club du Lac d’Argent et le Club Lemoyne.
Le Club Saint-Denis, fondé en 1874, est réservé normalement à l’élite d’affaires francophone, tout en considérant le prestige social.[17] Le Club Lemoyne, quant à lui, regroupe l’élite commerciale de Longueuil et des environs.[18] Finalement, le Club du Lac d’Argent est l’un des clubs de chasse et de pêche les plus prestigieux de la province.[19] Ainsi, ces groupes lui permettent de s’immiscer dans la vie économique et sociale des grands hommes d’affaires de la province, de développer et d’alimenter son réseau social et d’affaires.
De plus, Boucher s’implique aussi pour mettre en valeur sa profession. Il jouera un rôle de plus en plus important lors des réunions annuelles du notariat de la province et s’implique dans son développement. Il effectuera un voyage jusqu’à Rome pour représenter le notariat canadien au plus grand congrès des notaires en 1958.[20] Plus de 1500 congressistes étaient présents, venant de 24 pays, principalement de l’Europe et de l’Amérique. [21]
À la suite d’une courte maladie, Paul Boucher décède le 11 septembre 1968, à l’âge de 70 ans, laissant dans le deuil sa femme et ses deux enfants, Louise et Jean. [22]
Paul Boucher était un homme très respecté par sa communauté. Lors d’un éloge, on souligne que sa carrière a « quelque chose d’étonnant par certains côtés, mais admirable dans l’ensemble ». On ajoute que sa réputation dépasse de beaucoup La Prairie, comme nous avons pu le constater.[23] Et sa communauté reconnaît tous ses accomplissements et investissements : « La grande joie de La Prairie, la grande joie de ceux qui vous fêtent aujourd’hui, monsieur le notaire, c’est d’être convaincus que dans cette élite, vous faites figure de champion. »[24]
______________________________
[1] Hélène Lafortune et Normand Robert, Le notaire et la vie quotidienne des origines à 1870, ministère des Affaires culturelles, Québec, 1986, p. 68.
[2] H. Lafortune et N. Robert, Le notaire et la vie quotidienne…, op.cit., p. 16.
[3] Hélène Lafortune et Normand Robert, Le notaire, instrument de dynamisme et de culture de la société québécoise, Société de recherche historique Archiv-Histo Inc., Montréal, 1997, pp. 7-8.
[4] Louis Lavallée, « La vie et la pratique d’un notaire rural sous le régime français : le cas de Guillaume Barette, notaire à La Prairie entre 1709-1744 », Revue d’histoire de l’Amérique française, volume 47, numéro 4, 1994, p. 500. ;
Jean-Luc Lafont, Notaires, notariat et société sous l’Ancien Régime : Actes du colloque de Toulouse, 15 et 16 décembre 1989, Presse universitaire du Mirail, Toulouse, 1990, pp. 13-14.
[5] [Auteur inconnu], « In memoriam », volume 71, numéro 4, novembre 1968, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Ernest Rochette, P57, S10.
[Auteur inconnu], « Nécrologie, Paul Boucher », La Presse, 12 septembre 1968, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.74.
[6] [Auteur inconnu], « Éloge de M. Paul Boucher », [1960], Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Ernest Rochette, P57, S10.
[7] [Auteur inconnu], « Nécrologie, Paul Boucher », La Presse…, p.74. ;
[Auteur inconnu], « Minutes de notaires », La Gazette officielle du Québec, samedi le 17 septembre 1927, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.2862.
[8] Michel Aubin, Inventaire des actes notariés du village de Laprairie 1670-1860, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, 1977.
[9] [Auteur inconnu], « Nécrologie, Paul Boucher », La Presse…, p.74.
[10] [Auteur inconnu], « Éloge de M. Paul Boucher ».
[11] Ibid.
[12] H. Lafortune et N. Robert, Le notaire, instrument de dynamisme…, op.cit., p.61
[13] [Auteur inconnu], « In memoriam », volume 71, numéro 4, novembre 1968, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Ernest Rochette, P57, S10.
[14] [Auteur inconnu], « Correspondance d’Ottawa », Le Courrier de St-Hyacinthe, mardi le 29 janvier 1884, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.1. ;
[Auteur inconnu], « Les réviseurs », Le Courrier de St-Hyacinthe, jeudi le 6 septembre 1894, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.1.
[15] Raphaël Ouimet, Biographies canadiennes-françaises, quatorzième édition, [Éditeur inconnu], Montréal, 1942, p.184.
[16] [Auteur inconnu], « Nécrologie, Paul Boucher », La Presse…, p.74. ;
[Auteur inconnu], « In memoriam ».
[17] Radio Canada, « La fin d’une époque », Ici Radio Canada, 17 juillet 2009. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/441478/club-st-denis, (consulté le 30 juillet 2024).
[18] Michel Pratte. Dictionnaire historique de Longueuil, de Jacques-Cartier et de Montréal-Sud. Société historique du Marigot, 1995 p. 112-113
[19]Le Club d’Argent, « Site », Site internet du Club d’Argent, 2020, https://fr.clubdulacdargent.com/ (consulté le 30 juillet 2024).
[20] [Auteur inconnu], « Éloge de M. Paul Boucher »,…
[21] [Auteur inconnu], « Le Ve congrès international du notariat latin », Annales du notariat et de l’enregistrement, 19 mai 1958, Bibliothèque de l’Université KU Leuven [en ligne], p. 225-252.
[22] [Auteur inconnu], « Nécrologie, Paul Boucher », La Presse,… p.74.
[23] [Auteur inconnu], « Éloge de M. Paul Boucher »
[24] Ibid.

- Au jour le jour, février 2024
Victor Mailloux – incendiaire
Le 19 décembre 1880, entre 18 h et 22 h, les bâtiments appartenant à Sifroy Faille prennent feu, à la fois dans le grenier, les écuries, les étables et la cour. Heureusement, le feu est éteint grâce aux nouvelles pompes portatives Babcock, mais le bâtiment principal est en grande partie détruit.
L’incendie est plus tard attribué à Victor Mailloux, un incendiaire en série du village.[1]
Selon Gaétan Bourdages, ce dernier aurait mis le feu environ 25 à 30 fois aux quatre coins du village entre 1877 et 1880. [2] Victor Mailloux, possiblement né à La Prairie le 5 juillet 1854, semble n’être qu’un petit incendiaire du village, mais en examinant les archives, il est clair que son parcours mérite d’être scruté davantage.

Ainsi débute l’histoire rocambolesque de Victor Mailloux à La Prairie.
Le vendredi 21 janvier 1881, l’huissier de Montréal, G. S. Désormeau et le constable C.C. Coulée de La Prairie arrêtent Victor Mailloux pour avoir volé un porc.
Rapidement, il est amené devant monsieur N. Grondin, le magistrat de Saint-Lambert. À ce moment, il plaide coupable et avoue lui-même être le responsable de plusieurs incendies du village, dont celui chez Sifroy Faille qui a eu lieu le 19 décembre 1880. Rapidement, il est mis sous caution.
Le jour suivant, le samedi 22 janvier 1881, alors qu’il était sous la garde de Désormeau, Victor lui demande la permission de sortir pour prendre l’air ; sa demande est acceptée. À peine sorti, il prend la fuite vers le fleuve et tente de s’y noyer, mais le gardien le sort de l’eau.
De retour sous les verrous, Victor affirme avoir voulu se suicider, car il ne pouvait pas vivre heureux avec sa conduite honteuse. [3]
Quelques jours plus tard, une nouvelle accusation est portée contre sa personne. En effet, il est accusé d’avoir contrefait la signature de M. Charlebois, député de La Prairie, sur un chèque de 25 $, qu’il a ensuite tenté d’encaisser.[4] Or, ce n’était pas sa seule tentative de fraude.
Le 11 mars 1881, une seconde accusation de contrefaçon est déposée. Lors d’un dépôt, la Banque découvre qu’il avait contrefait la signature de M. Théodore Mailloux sur deux billets provisoires, un de 10 $ et l’autre de 15 $ et qu’il les avait utilisés pour acheter du cuir chez MM. Larin et Beaudoin. M. Théodore Mailloux a lui-même confirmé que sa signature était contrefaite. [5] Mailloux est donc un voleur, un incendiaire et « un faussaire »[6] et il sera jugé ainsi lors de son procès qui débute le 24 mars 1881.
Le procès de Victor Mailloux se déroule sur plusieurs jours et nous permet d’en apprendre davantage sur les événements qui ont précédé son incarcération.
Devant la cour d’assises, Court of Queen’s bench, à 16 h 16, les grands jurés rendent l’arrêt suivant : arrêt de mise en accusation, un true bill, contre Victor Mailloux : vol et crime d’incendiaire. Ce dernier plaide non coupable. La séance est donc ajournée au lundi suivant.[7]
Ainsi, son procès officiel se déroule le 28 mars 1881, présidé par le juge Baby. Or, Victor n’a pas les moyens de se payer un avocat. M. Francis A. Quinn se porte volontaire pour le défendre. Les interrogatoires peuvent donc débuter.
Sifroy Faille témoigne que l’incendie fait par Mailloux lui coûte environ 135 $ de dommages. Antoine Gadna, un laboureur, affirme l’avoir vu placer une allumette dans la grange où se trouve le foin. Or, Louis Mailloux, le père, affirme que son fils était à la maison lorsque le feu a commencé, mais il est impossible pour lui de le prouver.
En prenant en considération ces témoignages et les accusations qui pesaient déjà contre lui, le jury se retire toute une nuit et n’arrive pas à s’entendre. Le verdict tombe, Mailloux est reconnu coupable d’incendie criminel. [8]
La sentence est toutefois établie le 16 avril 1881. Le juge, prenant en considération les accusations de vol et de falsification ainsi que le verdict coupable d’incendie criminel, le condamne à 5 ans de pénitencier. [9]

Après plusieurs années de méfaits, Victor Mailloux quitte enfin La Prairie le 18 avril 1881 pour la prison.[10] Il est difficile de faire le suivi de Victor après cette date. En effet, il existe d’autres Victor Mailloux dans la région et les archives de la SHLM ne mentionnent pas s’il retourne à La Prairie après sa sentence.
Cependant, il est cocasse de souligner que dans plusieurs journaux, d’autres vols et incendies sont rapportés, tous attribués à un Victor Mailloux.
Or, ces actes n’ont pas été commis à La Prairie, il est donc impossible de savoir s’il s’agit bien de notre Victor.
BIBLIOGRAPHIE
Étude
BOURDAGES, Gaétan, La Prairie, Histoire d’une ville pionnière, Montréal, Éditions Histoire Québec, 2013, p.286.
Journaux
Journal La patrie, 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
Journal The Daily Witness, 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
Journal L’Événement, 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
Journal Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
Sources
BOURGEAULT, Florent, « Journal historique par Florent Bourgeault curé de La Prairie, Faits et gestes de La Prairie 1877-1890 », 1877-1890, décembre 1880, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquette, cote P1, S2, D2.44.
SYLVESTRE, Hyacinthe, « Journal d’Hyacinthe Sylvestre — retranscrit et annoté. », 1847–1893, 68 p., Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquette, cote P1, S2, D2.267, P01.
______________________________
[1] Florent Bourgeault, « Journal historique par Florent Bourgeault curé de La Prairie, Faits et gestes de La Prairie 1877-1890 », 1877-1890, décembre 1880, Société d’histoire de La Prairie de la Magdeleine, Fonds Élisée Choquet, boite 1-1-1B, dossier P1, S2, D2.44.
[2] Gaétan Bourdages, La Prairie, Histoire d’une ville pionnière, Montréal, Éditions Histoire Québec, 2013, p.286.
[3] [Auteur inconnu], « Faits Divers », L’Événement, mercredi 26 janvier 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.4.
[4] [Auteur inconnu], « City Items », The Daily Witness, vendredi 28 janvier 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.8
[5] [Auteur inconnu], « Faits Divers » L’Événement, samedi 12 mars 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.2.
[6] [Auteur inconnu], « Faits Divers » L’Événement…, p.2.
[7] [Auteur inconnu], « Chronique Montréal, Cour d’assises », La Patrie, samedi 26 mars 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.2.
[8] [Auteur inconnu], « Legal intelligence, Court of Queen’s Bench – Crown Side, Monday, March 28 », Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, mardi le 29 mars 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.4.
[9] [Auteur inconnu], « Legal intelligence, Court of Queen’s Bench – Criminal Side, Saturday, April 16 », Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, lundi 18 avril 1881, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p.4.
[10] Hyacinthe Sylvestre, « Journal d’Hyacinthe Sylvestre — retranscrit et annoté. », 1847 – 1893, p.32, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet, dossier P1, S2, D2.267, P01.

- Au jour le jour, janvier 2024
L’œuvre botanique des Frères de l’instruction chrétienne
En 1886, Les Frères de l’instruction chrétienne arrivent à Montréal et à Chambly. Désigné par le Supérieur général, le frère Ulysse y fonde la nouvelle mission au Canada. En 1889, le village de La Prairie leur fait don d’une grande étendue de terrain pour qu’ils puissent établir leur administration et fonder un noviciat. La construction de la Maison mère, longtemps appelée le Noviciat, débute à l’été 1889 et les premiers occupants en prennent possession en 1890, dont le frère Ulysse en juin de la même année. Selon une lettre du frère Ambrosio Lucas, le Noviciat était la seule bâtisse dans la vaste Commune de La Prairie sans aucun arbre. Dès le premier été, les Frères plantent des arbres provenant des bois du chemin de la Bataille, tels que des ormes, des mélèzes et des trembles. Or, la majorité des ormes périssent rapidement et la restauration fut sans succès. Ils sont donc remplacés par des érables et des peupliers. Ces arbres deviennent les premiers arbres de la pépinière. Ainsi, pendant les premières décennies, la majorité du terrain était en culture.[1]
Cet engouement pour les plantes, la verdure et la nature est très commun chez les Frères de l’instruction chrétienne. En effet, les Frères se sont toujours intéressés à la botanique et la Congrégation a donné naissance à de nombreux spécialistes de la discipline.[2] Dans la majorité de leur propriété, il était commun d’y trouver un jardin, petit ou grand, soit à visée éducationnelle ou simplement ornementale.
Les origines du jardin
Le jardin botanique
Ainsi, à partir de 1900, la propriété des FIC devient un véritable jardin botanique divisé en plusieurs sections. La première est la section taxonomique dans laquelle les plantes étaient classées et identifiées scientifiquement.[5] Elle comprend plusieurs plates-bandes circulaires concentriques et chaque famille y a son espace réservé. Leurs sujets sont désignés par leurs noms en français, anglais et latin. [6] La partie ornementale regroupait les arbustes et les fleurs, dont la roseraie. Elle était un véritable paradis pour les oiseaux. Partout couraient des ruisseaux coupés de bassins pour la culture des plantes aquatiques. Plusieurs sentiers parcouraient le terrain pour permettre aux visiteurs de parcourir le jardin, arbres, fleurs et ornement de toute sorte.[7] De plus, trois types d’habitats se retrouvent dans le jardin ; hydrophiles avec les plantes qui vivent dans l’eau ; mésophiles, soit les plantes vivant en terrains humides ; finalement, le milieu xérophile, celles qui vivent en terrains secs. Cela démontre bien l’effet de la lumière, température et humidité sur la vie de plantes. Ainsi, il y a plus d’un millier de plantes du pays dans les jardins botaniques de La Prairie. On y retrouve aussi d’innombrables oiseaux, soit plus d’une cinquantaine d’espèces différentes, puisque tout favorise ici la vie naturelle des oiseaux, insectes et plantes.[8]

En 1923, le frère Cléonique-Joseph soumet au frère Joas le plan d’un jardin botanique écologique qui occuperait une longue partie des bandes de terrain adjacentes au cimetière. Ce projet scientifique et décoratif comporte un système d’allées, droites ou sinueuses, avec roseraie, massifs de verdures et de fleurs, monticules boisés, bassins, rocailles, tourbière et sous-bois, aboutissant à la grotte de Lourdes. Le plan est approuvé et les travaux débutent sans tarder, avec l’aide des jeunes et de quelques frères. Le jardin écologique complète donc le jardin taxonomique créé par le frère Euphrosin-Joseph dans lequel se trouve maintenant un kiosque à 14 côtés au centre, entouré de plates-bandes concentriques qui servaient au classement systématique des centaines de plantes de la flore canadienne.[9]
En 1936, le jardin de taxonomie comprenait plus de 800 plantes qui étaient classées par famille. Le kiosque, bordé d’une ceinture d’iris et de fougères, est recouvert de vignes et autres plantes grimpantes, servant de cachette aux pinsons et hirondelles noires. Le jardin écologique, un vrai bijou selon les experts, se déroule en bordure de l’enclos, environ 17 verges de large et 300 verges de long. Il présente donc une grande variété et fournit un habitat naturel aux diverses plantes. Un viaduc jeté entre deux monticules permet aux visiteurs de dominer du regard la tourbière, l’un des plus beaux endroits du jardin.[10]
Jusque dans les années 1950, le jardin botanique subit plusieurs transformations et agrandissements. En 1951, le frère Cléonique-Joseph Bablée effectue la dernière mutation d’envergure lorsqu’il reconfigure les étangs, les îlots de plantes et les sentiers de la partie ornementale du jardin. Grâce à la briqueterie, le frère Cléonique pave aussi plusieurs allées et avec les rejets, il fait construire des bordures pour les îlots d’arbustes et de fleurs.[11]
Les FIC offraient aussi des visites de leurs jardins, surtout aux étudiants, renforçant ainsi la mission d’éducation du frère Euphrosin-Joseph. Par exemple, en 1930, les étudiants du Summer School de l’École normale de Plattsburgh, accompagnés de leur professeur, ont visité le jardin botanique de La Prairie. Selon eux, cette visite fut des plus instructives. Selon le rapport publié par les étudiants, « un ordre parfait préside à la distribution des différentes plantes, et chacune d’elles s’y développe dans les conditions propres à sa variété. »[12] Le frère Julien, qui leur a offert cette visite, leur a fourni des explications savantes quant aux habitudes de certaines plantes. Les étudiants sont fascinés par sa présence, qu’ils décrivent comme étant « un homme d’une science peu commune et d’une haute intelligence, un maître pour qui la botanique n’a guère de secret ».[13] Depuis la publication de ce rapport, le jardin, qui était peu connu de l’extérieur, reçoit plusieurs autres visites, et commence à être découvert par le grand public, aux plaisirs des nombreux visiteur. e. s. [14]
En plus du jardin botanique, les FIC avaient aussi une serre qui servait principalement à la culture des fleurs pour la décoration des autels. Au départ, elle était une serre domestique, qui avait été montée par les Frères avec des panneaux d’anciennes fenêtres, dont le frère Cyprius-Célestin Tregret, un grand artisan. Des générations de frères et de jeunes y travaillent pour préparer des fleurs pour embellir la maison. En 1942, la famille McLaren de Buckingham leur fait don d’une serre « industrielle », qui est transportée et remontée à La Prairie.[15]
Les jardins étaient chose commune pour les Frères de l’instruction chrétienne. Par exemple, un superbe jardin se trouvait aussi dans le Juvénat de la Pointe-du-Lac, rempli de lilas et propice à l’agriculture. Contrairement à La Prairie, où il fallut créer de toute pièce le jardin sur le terrain désertique, il fut beaucoup plus facile à démarrer puisque la Pointe-du-Lac nécessitait seulement de dominer la nature luxuriante. En 1927, le frère Euphrosin-Joseph, 80 ans, fait la route jusqu’à Pointe-du-Lac pour aider à la création du jardin botanique de la place et transmettre ses savoirs.[16] La situation n’était pas différente à La Prairie. Comme mentionné plus haut, la nature et les plantes étaient très importantes pour les FIC. Par exemple, en 1974, un comité est formé pour faire un plan de rajeunissement du terrain, puisque, selon eux, « il faut assurer la relève de nos arbres ; les ormes disparaissent l’un après l’autre, victime de la maladie incurable qui les a tous atteints. L’allée Saint-Jean-Baptiste compte déjà une nouvelle rangée de petits érables ; une autre rangée est prévue derrière les ormes actuels. »[17] De plus, ils tiennent des registres détaillés des arbres de leur propriété. Par exemple, en 1996, en comptant ceux de la Commune et sur la propriété, leurs terres contenaient 1073 arbres, avec plus de 35 variétés, tels que des érables et des arbres fruitiers.[18]

La faune est aussi très importante pour les Frères, car elle complète leurs abondants jardins. En 1948, ils construisent une petite ruche. En 1957, ils déménagent la ruche pour y construire la « Villa des abeilles », aménagée à côté du poulailler. Le frère Campeau, apiculteur de 1942 à 1970, est chargé de l’exploitation et l’entretien de la ruche. Les récoltes deviennent de plus en plus prolifiques. Elle tournait autour de 5 000 livres de miel, des années on a même dépassé 10 000 livres. Par exemple, l’année 1963 fut un succès avec 15 375 livres de miel.[19] En 1969, la récolte atteignit des sommets avec 16 327 livres de miel.[20]
Le déclin
Plusieurs facteurs peuvent expliquer le déclin et la disparition d’une majorité des installations du jardin des Frères de l’instruction chrétienne, soit la construction du Scolasticat-école, la fin des écoles normales et le manque de main-d’œuvre. En effet, en 1959, la construction du Scolasticat-école normale change l’aspect de la propriété. On sépare les parterres des cours de récréation, on creuse une piscine extérieure qui devient un endroit intéressant lors de la saison estivale. Mais bientôt, l’école normale accueille des étudiants extérieurs. À la fin de l’année 1969, les écoles normales sont supprimées et la formation pédagogique est confiée à l’université. Exceptionnellement, l’école normale du Sacré-Cœur peut continuer ses cours pendant l’année scolaire 1969-1970, comme le témoigne une lettre du ministère de l’Éducation du 12 juillet 1969.[21] Lorsque l’école normale est fermée, les Frères souhaitent former une école secondaire privée et au printemps 1972, ils débutent les démarches formelles pour l’incorporation de l’école. Ainsi, le 6 septembre 1972, le collège ouvre officiellement ses portes. La construction d’un gymnase est une priorité et à l’été, on démolit la « salle des séances », la maison des sœurs et la serre pour y construire le Pavillon des sports.
Heureusement, les fleurs et les arbres continuent d’occuper une place de choix à travers la propriété. De 1995 à 2000, le frère Oscar Gagné fait office d’horticulteur. En 1996, il propose d’enjoliver les petites collines. Avec d’autres compatriotes, ils construisent quelques petites terrasses. De plus, le frère Gagné continue d’alimenter les relations entre les Frères et les différentes sociétés d’horticulture au Québec, dont celle de Repentigny qui leur fait un don de plus de 100 variétés de plantes vivaces. La même année, le frère Jean-E. Thibault, directeur général de la maison principale, et plusieurs autres amis contribuent aussi à garnir le nouveau secteur, augmentant le compte à plus de 150 variétés de vivaces. Finalement, ils reçoivent un généreux don de 85 variétés de dahlias de la part de la Société québécoise du dahlia, ce qui permet de redonner un éclat au jardin.[22]
Malheureusement, les endroits pittoresques comme la colline deviennent très rares dans la propriété puisque la majorité du terrain actuel est maintenant un vaste terrain gazonné, mais toujours rempli d’arbres, honorant l’une des premières missions des Frères à leur arrivée sur leur propriété.
Conclusion
Véritable patrimoine centenaire, la propriété des Frères de l’instruction chrétienne à La Prairie servit d’exemple pour les autres congrégations des Frères qui se développèrent à travers la province au cours du 20e siècle. Ce qui débuta comme une tentative de « cultiver et embellir la propriété stérile et nue qui formait l’enclos du noviciat »[23] devint un jardin botanique à multiples fonctions, principalement éducatives et décoratives. En 2011, une entente est signée entre les Frères de l’instruction chrétienne et le collège privé Jean-de-la-Mennais stipulant que le 1er juillet 2025, les religieux légueront au collège le bâtiment et le terrain. Encore aujourd’hui, les Frères résident au dernier étage de l’école jusqu’à cette date butoir.[24]
BIBLIOGRAPHIE
Sources
Frères de l’Instruction chrétienne, Un cinquantenaire, 1886-1936 : la branche canadienne des Frères de l’Instruction chrétienne, La Prairie, Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], 607 p.
ROY, Gaston, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne, 1997, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection frère Gaston Roy, cote P62, P01.
ROY, Gaston, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, La Prairie, Archives FIC La Prairie (Québec), 2017, 2e mise à jour, 143 p.
Journaux et revues
Journal Le Devoir, 1930 et 1941, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
Revue L’abeille, revue mensuelle illustrée pour la jeunesse, no 61, juin 1931, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne].
N.D.L.R. Dans le bulletin Au jour le jour de janvier 2013, nous avions noté qu’au cours d’une visite à La Prairie, le frère Marie-Victorin avait rappelé que c’est le frère Euphrosin-Joseph qui, en 1897, fut le premier à remarquer sur les grèves de La Prairie une belle plante d’origine européenne, semi aquatique, qui commençait alors la conquête des rivages du Saint-Laurent, il s’agissait du butomus umbellatus ou butome à ombelle.
______________________________
[1] Gaston Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, La Prairie, Archives FIC La Prairie (Québec), 2017 [1997], pp. I-IV.
[2] Ibid., p. 33.
[3] Ibid., pp. 19 et 23.
[4] Frère Marie-Victorin, « Un précurseur des jardins botaniques à Montréal, Le Frère Euphrosin-Joseph, F.I.C » Le Devoir, samedi le 8 février 1941, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p. 12.
[5] Ibid.
[6] [Auteur inconnu], « Les étudiants du “Summer School” sont émerveillés », Le Devoir, mercredi le 1er octobre 1930, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p. 4.
[7] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op.cit., 2017 [1997], p. V.
[8] [Auteur inconnu], « Les étudiants du “Summer School” sont émerveillés », loc.cit., p. 4.
[9] Frères de l’Instruction chrétienne, Un cinquantenaire, 1886-1936 : la branche canadienne des Frères de l’Instruction chrétienne, La Prairie, Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], pp. 111-112.
[10] Ibid. p. 146.
[11] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op. cit., 2017 [1997], p. 111.
[12] [Auteur inconnu], « Les étudiants du “Summer School” sont émerveillés », loc.cit., p. 4.
[13] Ibid.
[14] Les Frères de l’Instruction chrétienne, « La Prairie—Le jardin botanique », L’abeille, revue mensuelle illustrée pour la jeunesse, no 61, juin 1931, Bibliothèque et Archives nationales du Québec [en ligne], p. 440.
[15] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op. cit., 2017 [1997], p. 71
[16] Frères de l’Instruction chrétienne, Un cinquantenaire, 1886-1936…, op. cit., pp. 69 et 193.
[17] Gaston Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne, 1997, Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Collection frère Gaston Roy, cote P62, P01, pp. 70 et 83.
[18] Ibid.
[19] Ibid, p. 60.
[20] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op. cit., 2017 [1997], p. 85.
[21] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne, 1997, op. cit., p.63.
[22] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op. cit., 2017 [1997], pp. 111-112.
[23] G. Roy, La Propriété des Frères de l’Instruction chrétienne, 1997…, p. 19.
[24] G. Roy, La propriété des Frères de l’Instruction chrétienne à La Prairie, op. cit., 2017 [1997], p. 132.