Sélection d'une édition

    L’intrépide cageux de la côte Sainte-Catherine

    Indispensables au développement économique de l’Amérique du Nord britannique puis du jeune Dominion du Canada, les gens de cages sont à la base de la navigation et des échanges extérieurs en bois équarri, cette ressource imparable des chantiers navals. Alors que les eaux majestueuses du fleuve Saint-Laurent façonnent au XIXe siècle les corps des cageux (raftsmen) et les rendent agiles et robustes, Aimé Guérin se démarque superbement en tant que maître de cage.

     

    Le monde maritime insolite des cages 

    Bien avant que les bateaux n’existent, le radeau primitif a constitué un moyen pour se déplacer sur l’eau. Même si le radeau archaïque des temps anciens n’a pas livré tous ses secrets, nous pouvons en revanche formuler certaines hypothèses basées sur nos observations actuelles en manœuvrant le radeau d’une tonne Le Saint-Laurent détenu par la Maison des Cageux. Il glisse docilement sur les eaux courantes continentales, il se navigue au vent avec une voile déployée, il répond aux rames et il imite la fonction d’une quille quand on exerce une pression sur ses flancs pour contrarier le vent latéral. Son touage est toutefois nécessaire pour accélérer la course, remonter au vent ou avancer à contre-courant.

    Les radeaux utilisés au XIXe siècle sur notre grand fleuve sont à plusieurs points de vue remarquablement conçus, car ils permettent de transporter d’énormes quantités de bois. Les bois équarris, autrement dit « plançons » ou « bois carrés », sont ordonnancés dans un plan d’eau pour bâtir les radeaux. Ces radeaux qu’on appelle « cribes » dans la région de l’Outaouais ou « drames » dans la région des Mille-Îles, sont adaptés pour être efficacement assemblés afin de devenir une plateforme navigable de 8000 tonnes. Le pin est crucial dans sa construction, puisque cette essence fait flotter le bâtiment oblong. Sur les 500 à 1000 nautiques (925 à 1850 km) que chaque train de bois ou « cage » devra franchir pour atteindre le port de Québec, les obstacles fluviaux sont nombreux et redoutables. Ils accoutument les cageux à la fatigue, à l’endurance, à la ténacité, sans oublier qu’ils peuvent les mutiler ou les briser. Les formes brillantes et emportées des eaux camouflent les rochers et les hauts-fonds, imprimant leurs caprices à ceux qui le naviguent. Dans ce théâtre des excès et des extrêmes, les cageux divisent méthodiquement le train de bois en radeaux, ou en sections de radeaux, pour passer au travers des rapides ou des chutes sous l’œil avisé du maître de cage. Les radeaux tournillent, plongent et disparaissent sous l’écume froide alors qu’à bord les cageux s’agrippent à un mât ou se lient à un plançon gorgé de résine.

    Les cribes d’une cage du nord sont fixés les unes aux autres en appariant des chevilles et des dosses. Crédit : Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

    La cage du nord, comme on la désigne, provient de l’Outaouais. Elle couvre une superficie de 22 piscines olympiques ! Sa construction se distingue par l’usage de grosses chevilles de bois franc qui bloquent la structure de chaque radeau mesurant 40 ou 60 pi (12 ou 18 m) de long. En un tour de main, on couple les radeaux en brochant des chevilles de coin, en paire, au moyen de dosses à doubles trous. On les désunit en ôtant simplement ces pièces rustiques recouvertes d’écorce. Pour franchir sécuritairement les 686 nautiques (1271 km) de la rivière des Outaouais, une dizaine de glissoirs offrant une ouverture de 25 pi (7,6 m) sont aménagés pour laisser passer un cribe de 24 pi (7,3 m) de large. Dans la course effrénée du courant, le glissoir avale un à un les 200 cribes qui composent la cage et les crache plus loin en aval, à l’écart de la cascade. Les cageux déboucheront ultimement au lac des Deux-Montagnes après trois ou cinq semaines d’efforts prodigieux et ce, avant de savourer une halte à L’Abord-à-Plouffe qui borde la rivière des Prairies. Le train de bois sera avant peu sur le fleuve où les cageux du nord ont hâte de hisser pour une première fois les voiles afin de profiter d’un bon vent d’ouest, et ce, à l’égal des cageux du Haut-Saint-Laurent pour hâter la route des bois carrés jusqu’aux anses de Québec. Ce corps d’hommes, autant admiré que craint, est décrit à l’époque comme « les os et les tendons du Canada ».

    Ces marins atypiques n’échappent pas aux stéréotypes ambiants. On les décrit fiers, arrogants et difficiles à mener. Au fur et à mesure que progressent leurs radeaux en saison, cette microsociété turbulente apporte aux communautés littorales des marginalités inquiétantes et des émotions imprévisibles. Serait-ce l’austérité de la nature entrelacée à la précarité de l’instant qui prédispose les cageux à la versatilité et à la jouissance immédiate ? Les esprits religieux et lettrés en vogue se montrent préoccupés de leur salut, mais les cageux sont une réalité nécessaire. Car les grands arbres de la forêt canadienne fournissent les mâts des men o’war constituant la colonne vertébrale de la flotte de guerre britannique.

    Sur l’horizon de l’histoire, la silhouette musclée du maître de cage Jos Montferrand (1802-1864) se dresse en mât de beaupré à la proue de l’immense train de bois sorti des forêts profondes de l’Outaouais où se trouve le siège du plus grand chantier de bois au monde. Plus grande que nature, la légende de Montferrand marque à jamais l’épopée maritime des cageux tout comme le récit de la Chasse-galerie popularisé par Honoré Beaugrand (1848-1906) où les bûcherons — aussi sauteux de cages — voyagent bon train, par les airs, vers leur blonde. Encordé à la superstition du diable, le voyage surnaturel en chasse-galerie se calque typiquement sur le parcours des cages du nord connu en ce temps-là. Cinquante lieues courues en quelques heures grâce à une formule cabalistique, alors qu’il en prend autrement plus d’un mois vers 1823 !

     

    Le Vieux Prince, maître de cage inégalé dans les rapides

    Rien n’est laissé au hasard, tant pour les radeaux du nord que du sud. Découvrons maintenant cette route du sud qui a ses particularités hydrographiques ouvrant le champ à une autre méthode ingénieuse de fabrication des cages. La cage du sud, d’une longueur n’excédant pas 1000 pi (305 m), comporte généralement huit drames détachables répartis sur deux colonnes dans l’axe proue-poupe.

    Jadis, les grands arbres de la forêt canadienne sont équarris puis transportés en radeaux jusqu’au port de Québec. Pouvant atteindre un demi-kilomètre de long, un seul train de bois vaut jusqu’à 50 000 £ à la fin du XIXe siècle. Crédit photo : Musée maritime de Kingston.

    Le drame, lui-même, est composé d’un groupe de plus petits radeaux indivisibles dont l’ensemble mesure 60 pi x 250 pi (18 m x 76 m). Chacun de ces petits radeaux est formé d’une rangée de plançons disposés côte à côte, puis reliés entre eux à l’aide de traverses en rondin et de harts souples en cornouiller. Lorsque les billes ont une longueur de 60 pi (18 m), on peut compter jusqu’à 8 petits radeaux par drame, mais lorsque les billes ont 40 pi (12 m) il y a plutôt 12 petits radeaux par drame. Le drame peut comporter jusqu’à trois niveaux de bois, où le centre est placé perpendiculairement aux autres. Le niveau supérieur, hors de l’eau et exempt de harts, accueille les cabines des cageux. Dans les couches inférieures au pont, un espace d’environ 2 pi (61 cm) est prévu entre les extrémités des plançons conférant une certaine élasticité à cette terrasse de bois qui suit l’ondulation de l’eau.

    Il faut savoir que la cage du sud doit résister à un extraordinaire dénivelé de quelque 200 pi (61 m) dans le corridor maritime Kingston-Montréal, sans possibilité de recourir à des chenaux de navigation. Ce voyage de 175 nautiques (325 km), effectué sous les commandements du chef de la cage, est une expédition casse-gueule de plusieurs jours.

    Dans l’essaim des maîtres et pilotes qui font route sur les radeaux géants — tels Claude, Berthiaume, Brisebois, Plouffe, Jasmin, Lagacé dit Néro, Taillefer, Bélanger, Meilleur, Trudeau, Clermont, Gérard, Bourdeau, Leblanc, Vézeau, Boucher, Ailleboust, Lalonde, Leroux, Moïse, Duquette, Landrigg, Giroux, Menard — le maître de cage Aimé Guérin se distingue à la manière de Jos Montferrand.

    D’aussi loin qu’on se souvienne, Aimé Guérin est surnommé Le Vieux Prince. Louangé autant qu’apprécié, ce nautonier hors pair est qualifié comme « l’as des rapides », « un vrai maître », « chief raftsman », « intrépide voyageur », « l’amiral de cette flotte étrange », « a great character, of the very best type of French-Canadian riverman », « le maître incontesté du Saint-Laurent », « le meilleur navigateur », « contremaître unique », « doyen des cageux », « célébrité comme guide de cages ».

    Ce voyageur infatigable, à l’emploi de la compagnie D. D. Calvin, passera toute sa vie à bord des immenses trains de bois du sud qui lèvent les amarres à Garden Island près de Kingston. Sous l’autorité de ce vieux marin, la cage arrive toujours à destination et surtout, « il n’a jamais perdu un homme durant ses 500 voyages ». C’est donc dire que pendant trente-quatre ans, de 1875 à 1909, il fait florès ! Le petit-fils de Dileno Dexter Calvin décrira le Vieux Prince, en 1945, comme un homme aux grandes qualités qui cultive ses relations avec charisme et diplomatie.

    Beau temps ou mauvais temps, Guérin mène avec habilité les cageux, alors que la navigation des cages est indissociable des grands risques associés à ces opérations gigantesques. Par exemple, aux rapides de Lachine, on majore l’équipage de la cage à 125 cageux. Il faut plus de bras, car les drames évolueront séparément. Durant ce passage fiévreux, les longues rames s’emballent dans les eaux impétueuses du fleuve. Les nerfs sont à fleur de peau au sein de cette Charybde et Scylla. Lorsque l’ensemble des drames sortent enfin des rapides endiablés, la cage minorée est rassemblée pour filer vers l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent. Des scènes nouvelles, belles et toujours changeantes s’offrent jour après jour à la vue des Voyageurs, dont les chants se propagent sur les eaux.

    Sir Adolphe-Basile Routhier, auteur du chant patriotique Ô Canada en 1880, immortalise sa rencontre avec les cageux dans Souvenirs d’enfance : « Chaque cage avait son escouade de rameurs qui obéissaient aux cris cadencés du guide. Du rivage, on entendait leurs chants (…) Je ne pouvais me lasser d’écouter les voix robustes et souvent très belles de ces infatigables chanteurs. » Non moins interminable que le paquebot transatlantique Queen Mary, le train de bois fuselé descend le fleuve avec son équipage qui anime gaiement ce village flottant composé de maisonnettes, mâts, voiles, rames, grappins ou ancres, drapeaux, etc.

    C’est un spectacle pittoresque apprécié des riverains qui contemplent aux aguets Aimé Guérin diriger ce tapis de bois ondulant au gré des eaux du Haut-Saint-Laurent, annoncer des rapides violents (Galop, Plat, Farran’s Point, Long Sault, Coteau, Cèdres, Cascades) ou là-bas un récif, sauter les rapides près de l’île au Diable, bondir à l’avant de la cage pour éviter un pilier d’un pont ou coordonner le travail titanesque de désassemblage et d’assemblage de la cage en huit drames avec l’aide des remorqueurs, commander les pilotes des drames, corriger les mauvaises manœuvres des cageux en abattant parfois sa colère avec des épithètes colorées « Crapaud » ou « Bout d’enfer », distribuer aussi des mots d’encouragement, porter la voix au-dessus du fracas des eaux et des bateaux à vapeur, renouveler aux étapes l’équipage de cette île agitée et bien sûr, payer les hommes.

    Moment saisi à la photographie argentique, Aimé Guérin s’agenouille parfois dans une prière pour protéger ce village vacillant et sur grâce exaucée, il se rendra une fois de plus à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours. Tout près, c’est à l’hôtel Riendeau de Montréal qu’il expédie fidèlement ses télégrammes à l’office de Garden Island pour transmettre son bulletin de nouvelles et être informé de son convoi ultérieur. C’est l’appel d’une prochaine aventure. Son excellente réputation comme maître de cages irradie tous les cercles, francophones et anglophones, attirant les plus audacieux à vivre sous sa protection une descente du fleuve sur une cage. Il recueillera de nombreux hommages durant sa longue carrière de voyageur.

    Avant de sauter les rapides Galop, Plat, Farran’s Point, Long Sault, Coteau, Cèdres, Cascades et Lachine, Aimé Guérin s’agenouille dans une prière pour protéger ce village flottant. Sur grâce exaucée, il se rendra à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours à Montréal. Crédit photo : Musée maritime de Kingston.

    Alors que le caractère du personnage est immortalisé de son vivant dans ce classique littéraire québécois Marie Calumet, nombreux sont les journaux, les revues et les livres qui dépeignent sa hardiesse, son humour et sa bravoure. Pensons notamment à A Corner of Empire, A Saga of the St. Lawrence, Lights on the St. Lawrence, Patterns of Canada, Les cageux, Le Vieux Prince, The Raftsmen, The Story of Garden Island, L’empire maritime Garden Island, Wolfe Island. Ils vous raconteront que c’est un homme d’une trempe exceptionnelle ! Ils ont fixé à l’encre la singularité de ce monde maritime.

    Saviez-vous que la Maison des Cageux du fleuve Saint-Laurent, avec l’appui de la Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine et de surcroît quinze autres partenaires, a initié la démarche officielle pour faire reconnaître Aimé Guérin à titre de grand personnage historique du Québec ? Esquissons-le à grands traits. Mieux connu sous le prénom d’Aimé, Pierre Aimé Guérin est le fils du cultivateur Jean-Baptiste Guérin (1808-1862) et de Florence Trudeau (1814-1839) dont la destinée est unie à la paroisse de La Prairie le 2 mars 1829. Seul enfant issu de cette union, Aimé naît le 29 juin 1832 dans la maison familiale de la côte Sainte-Catherine. À l’âge de 7 ans, Aimé perd sa mère qui décède le 17 octobre 1839. Six ans plus tard, son père Jean-Baptiste Guérin marie en seconde noces Adélaïde McNeil (1828-1874) qui lui donnera en 1853 un deuxième fils, Édouard, frère consanguin d’Aimé. Aimé Guérin épouse le 21 septembre 1852 Léocadie Beauvais (1832-1902), tous deux à l’aube de leur vingtaine. Cette famille sainte-catherinoise aura neuf enfants entre 1855 et 1870 dont la téméraire Albina Guérin. Le prince des cageux devient veuf le 13 décembre 1902 et, à l’âge de 77 ans, s’éteint le 6 août 1909. Aimé Guérin repose au cimetière de La Prairie.

     

    Les cageux honorés

    Les exploits des cageux sont devenus le levain naturel d’un riche répertoire culturel. Les Octave Crémazie, Louis Fréchette, Gaëtane de Montreuil, Pamphile Le May, Nérée Beauchemin, Charles Gill, William Chapman, Alfred Desrochers, Charles Dickens, Jules Verne, Honoré Beaugrand font encore résonner cette épopée maritime jusqu’à nos jours et encore pour longtemps…

    Isabelle Regout et Alexandre Pampalon

    Experts de l’ère des cages
    Co-fondateurs de la Maison des Cageux du fleuve Saint-Laurent

    www.maisondescageux.com

     

    C’est l’heure du déjeuner, la vie est frugale sur la cage, mais l’appétit ne manque pas. Le cuisinier maintient un bon feu dans la cambuse et l’odeur appétissante des fèves au lard sature l’air, tandis que la cage file dans le courant. Crédit photo : Musée maritime de Kingston.

     

     

    Le caractère d’Aimé Guérin est immortalisé de son vivant dans le classique littéraire Marie Calumet (1904). L’auteur, Rodolphe Girard (1879-1956), dépeint le spectacle pittoresque du tapis de bois ondulant au gré des eaux du Haut-Saint-Laurent. Crédit : illustration tirée du livre A Corner of Empire co-écrit par T. R. Glover et D. D. Calvin en 1937.
    Indispensables au développement économique de l’Amérique du Nord britannique puis du jeune Dominion du Canada, les gens de cages sont à la base de la navigation et des échanges extérieurs en bois équarri, cette ressource imparable des chantiers navals. Alors que les eaux majestueuses du fleuve Saint-Laurent façonnent au XIXe siècle les corps des cageux (raftsmen) et les rendent agiles et robustes, Aimé Guérin se démarque superbement en tant que maître de cage.   Le monde maritime insolite des cages  Bien avant que les bateaux n’existent, le radeau primitif a constitué un moyen pour se déplacer sur l’eau. Même si le radeau archaïque des temps anciens n’a pas livré tous ses secrets, nous pouvons en revanche formuler certaines hypothèses basées sur nos observations actuelles en manœuvrant le radeau d’une tonne Le Saint-Laurent détenu par la Maison des Cageux. Il glisse docilement sur les eaux courantes continentales, il se navigue au vent avec une voile déployée, il répond aux rames et il imite la fonction d’une quille quand on exerce une pression sur ses flancs pour contrarier le vent latéral. Son touage est toutefois nécessaire pour accélérer la course, remonter au vent ou avancer à contre-courant. Les radeaux utilisés au XIXe siècle sur notre grand fleuve sont à plusieurs points de vue remarquablement conçus, car ils permettent de transporter d’énormes quantités de bois. Les bois équarris, autrement dit « plançons » ou « bois carrés », sont ordonnancés dans un plan d’eau pour bâtir les radeaux. Ces radeaux qu’on appelle « cribes » dans la région de l’Outaouais ou « drames » dans la région des Mille-Îles, sont adaptés pour être efficacement assemblés afin de devenir une plateforme navigable de 8000 tonnes. Le pin est crucial dans sa construction, puisque cette essence fait flotter le bâtiment oblong. Sur les 500 à 1000 nautiques (925 à 1850 km) que chaque train de bois ou « cage » devra franchir pour atteindre le port de Québec, les obstacles fluviaux sont nombreux et redoutables. Ils accoutument les cageux à la fatigue, à l’endurance, à la ténacité, sans oublier qu’ils peuvent les mutiler ou les briser. Les formes brillantes et emportées des eaux camouflent les rochers et les hauts-fonds, imprimant leurs caprices à ceux qui le naviguent. Dans ce théâtre des excès et des extrêmes, les cageux divisent méthodiquement le train de bois en radeaux, ou en sections de radeaux, pour passer au travers des rapides ou des chutes sous l’œil avisé du maître de cage. Les radeaux tournillent, plongent et disparaissent sous l’écume froide alors qu’à bord les cageux s’agrippent à un mât ou se lient à un plançon gorgé de résine. Les cribes d'une cage du nord sont fixés les unes aux autres en appariant des chevilles et des dosses. Crédit : Bibliothèque et Archives nationales du Québec. La cage du nord, comme on la désigne, provient de l’Outaouais. Elle couvre une superficie de 22 piscines olympiques ! Sa construction se distingue par l’usage de grosses chevilles de bois franc qui bloquent la structure de chaque radeau mesurant 40 ou 60 pi (12 ou 18 m) de long. En un tour de main, on couple les radeaux en brochant des chevilles de coin, en paire, au moyen de dosses à doubles trous. On les désunit en ôtant simplement ces pièces rustiques recouvertes d’écorce. Pour franchir sécuritairement les 686 nautiques (1271 km) de la rivière des Outaouais, une dizaine de glissoirs offrant une ouverture de 25 pi (7,6 m) sont aménagés pour laisser passer un cribe de 24 pi (7,3 m) de large. Dans la course effrénée du courant, le glissoir avale un à un les 200 cribes qui composent la cage et les crache plus loin en aval, à l’écart de la cascade. Les cageux déboucheront ultimement au lac des Deux-Montagnes après trois ou cinq semaines d'efforts prodigieux et ce, avant de savourer une halte à L'Abord-à-Plouffe qui borde la rivière des Prairies. Le train de bois sera avant peu sur le fleuve où les cageux du nord ont hâte de hisser pour une première fois les voiles afin de profiter d’un bon vent d’ouest, et ce, à l’égal des cageux du Haut-Saint-Laurent pour hâter la route des bois carrés jusqu’aux anses de Québec. Ce corps d’hommes, autant admiré que craint, est décrit à l’époque comme « les os et les tendons du Canada ». Ces marins atypiques n’échappent pas aux stéréotypes ambiants. On les décrit fiers, arrogants et difficiles à mener. Au fur et à mesure que progressent leurs radeaux en saison, cette microsociété turbulente apporte aux communautés littorales des marginalités inquiétantes et des émotions imprévisibles. Serait-ce l’austérité de la nature entrelacée à la précarité de l’instant qui prédispose les cageux à la versatilité et à la jouissance immédiate ? Les esprits religieux et lettrés en vogue se montrent préoccupés de leur salut, mais les cageux sont une réalité nécessaire. Car les grands arbres de la forêt canadienne fournissent les mâts des men o'war constituant la colonne vertébrale de la flotte de guerre britannique. Sur l’horizon de l’histoire, la silhouette musclée du maître de cage Jos Montferrand (1802-1864) se dresse en mât de beaupré à la proue de l’immense train de bois sorti des forêts profondes de l’Outaouais où se trouve le siège du plus grand chantier de bois au monde. Plus grande que nature, la légende de Montferrand marque à jamais l’épopée maritime des cageux tout comme le récit de la Chasse-galerie popularisé par Honoré Beaugrand (1848-1906) où les bûcherons — aussi sauteux de cages — voyagent bon train, par les airs, vers leur blonde. Encordé à la superstition du diable, le voyage surnaturel en chasse-galerie se calque typiquement sur le parcours des cages du nord connu en ce temps-là. Cinquante lieues courues en quelques heures grâce à une formule cabalistique, alors qu’il en prend autrement plus d’un mois vers 1823 !   Le Vieux Prince, maître de cage inégalé dans les rapides Rien n’est laissé au hasard, tant pour les radeaux du nord que du sud. Découvrons maintenant cette route du sud qui a ses particularités hydrographiques ouvrant le champ à une autre méthode ingénieuse de fabrication des cages. La cage du sud, d’une longueur n’excédant pas 1000 pi (305 m), comporte généralement huit drames détachables répartis sur deux colonnes dans l’axe proue-poupe. Jadis, les grands arbres de la forêt canadienne sont équarris puis transportés en radeaux jusqu’au port de Québec. Pouvant atteindre un demi-kilomètre de long, un seul train de bois vaut jusqu’à 50 000 £ à la fin du XIXe siècle. Crédit photo : Musée maritime de Kingston. Le drame, lui-même, est composé d’un groupe de plus petits radeaux indivisibles dont l’ensemble mesure 60 pi x 250 pi (18 m x 76 m). Chacun de ces petits radeaux est formé d’une rangée de plançons disposés côte à côte, puis reliés entre eux à l’aide de traverses en rondin et de harts souples en cornouiller. Lorsque les billes ont une longueur de 60 pi (18 m), on peut compter jusqu’à 8 petits radeaux par drame, mais lorsque les billes ont 40 pi (12 m) il y a plutôt 12 petits radeaux par drame. Le drame peut comporter jusqu’à trois niveaux de bois, où le centre est placé perpendiculairement aux autres. Le niveau supérieur, hors de l’eau et exempt de harts, accueille les cabines des cageux. Dans les couches inférieures au pont, un espace d’environ 2 pi (61 cm) est prévu entre les extrémités des plançons conférant une certaine élasticité à cette terrasse de bois qui suit l’ondulation de l’eau. Il faut savoir que la cage du sud doit résister à un extraordinaire dénivelé de quelque 200 pi (61 m) dans le corridor maritime Kingston-Montréal, sans possibilité de recourir à des chenaux de navigation. Ce voyage de 175 nautiques (325 km), effectué sous les commandements du chef de la cage, est une expédition casse-gueule de plusieurs jours. Dans l’essaim des maîtres et pilotes qui font route sur les radeaux géants — tels Claude, Berthiaume, Brisebois, Plouffe, Jasmin, Lagacé dit Néro, Taillefer, Bélanger, Meilleur, Trudeau, Clermont, Gérard, Bourdeau, Leblanc, Vézeau, Boucher, Ailleboust, Lalonde, Leroux, Moïse, Duquette, Landrigg, Giroux, Menard — le maître de cage Aimé Guérin se distingue à la manière de Jos Montferrand. D’aussi loin qu’on se souvienne, Aimé Guérin est surnommé Le Vieux Prince. Louangé autant qu’apprécié, ce nautonier hors pair est qualifié comme « l’as des rapides », « un vrai maître », « chief raftsman », « intrépide voyageur », « l’amiral de cette flotte étrange », « a great character, of the very best type of French-Canadian riverman », « le maître incontesté du Saint-Laurent », « le meilleur navigateur », « contremaître unique », « doyen des cageux », « célébrité comme guide de cages ». Ce voyageur infatigable, à l’emploi de la compagnie D. D. Calvin, passera toute sa vie à bord des immenses trains de bois du sud qui lèvent les amarres à Garden Island près de Kingston. Sous l’autorité de ce vieux marin, la cage arrive toujours à destination et surtout, « il n’a jamais perdu un homme durant ses 500 voyages ». C’est donc dire que pendant trente-quatre ans, de 1875 à 1909, il fait florès ! Le petit-fils de Dileno Dexter Calvin décrira le Vieux Prince, en 1945, comme un homme aux grandes qualités qui cultive ses relations avec charisme et diplomatie. Beau temps ou mauvais temps, Guérin mène avec habilité les cageux, alors que la navigation des cages est indissociable des grands risques associés à ces opérations gigantesques. Par exemple, aux rapides de Lachine, on majore l’équipage de la cage à 125 cageux. Il faut plus de bras, car les drames évolueront séparément. Durant ce passage fiévreux, les longues rames s’emballent dans les eaux impétueuses du fleuve. Les nerfs sont à fleur de peau au sein de cette Charybde et Scylla. Lorsque l'ensemble des drames sortent enfin des rapides endiablés, la cage minorée est rassemblée pour filer vers l’estuaire d’eau douce du Saint-Laurent. Des scènes nouvelles, belles et toujours changeantes s’offrent jour après jour à la vue des Voyageurs, dont les chants se propagent sur les eaux. Sir Adolphe-Basile Routhier, auteur du chant patriotique Ô Canada en 1880, immortalise sa rencontre avec les cageux dans Souvenirs d’enfance : « Chaque cage avait son escouade de rameurs qui obéissaient aux cris cadencés du guide. Du rivage, on entendait leurs chants (…) Je ne pouvais me lasser d’écouter les voix robustes et souvent très belles de ces infatigables chanteurs. » Non moins interminable que le paquebot transatlantique Queen Mary, le train de bois fuselé descend le fleuve avec son équipage qui anime gaiement ce village flottant composé de maisonnettes, mâts, voiles, rames, grappins ou ancres, drapeaux, etc. C'est un spectacle pittoresque apprécié des riverains qui contemplent aux aguets Aimé Guérin diriger ce tapis de bois ondulant au gré des eaux du Haut-Saint-Laurent, annoncer des rapides violents (Galop, Plat, Farran’s Point, Long Sault, Coteau, Cèdres, Cascades) ou là-bas un récif, sauter les rapides près de l’île au Diable, bondir à l’avant de la cage pour éviter un pilier d’un pont ou coordonner le travail titanesque de désassemblage et d’assemblage de la cage en huit drames avec l’aide des remorqueurs, commander les pilotes des drames, corriger les mauvaises manœuvres des cageux en abattant parfois sa colère avec des épithètes colorées « Crapaud » ou « Bout d’enfer », distribuer aussi des mots d’encouragement, porter la voix au-dessus du fracas des eaux et des bateaux à vapeur, renouveler aux étapes l’équipage de cette île agitée et bien sûr, payer les hommes. Moment saisi à la photographie argentique, Aimé Guérin s’agenouille parfois dans une prière pour protéger ce village vacillant et sur grâce exaucée, il se rendra une fois de plus à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours. Tout près, c’est à l’hôtel Riendeau de Montréal qu’il expédie fidèlement ses télégrammes à l’office de Garden Island pour transmettre son bulletin de nouvelles et être informé de son convoi ultérieur. C’est l’appel d’une prochaine aventure. Son excellente réputation comme maître de cages irradie tous les cercles, francophones et anglophones, attirant les plus audacieux à vivre sous sa protection une descente du fleuve sur une cage. Il recueillera de nombreux hommages durant sa longue carrière de voyageur. Avant de sauter les rapides Galop, Plat, Farran’s Point, Long Sault, Coteau, Cèdres, Cascades et Lachine, Aimé Guérin s’agenouille dans une prière pour protéger ce village flottant. Sur grâce exaucée, il se rendra à la chapelle Notre-Dame-de-Bon-Secours à Montréal. Crédit photo : Musée maritime de Kingston. Alors que le caractère du personnage est immortalisé de son vivant dans ce classique littéraire québécois Marie Calumet, nombreux sont les journaux, les revues et les livres qui dépeignent sa hardiesse, son humour et sa bravoure. Pensons notamment à A Corner of Empire, A Saga of the St. Lawrence, Lights on the St. Lawrence, Patterns of Canada, Les cageux, Le Vieux Prince, The Raftsmen, The Story of Garden Island, L’empire maritime Garden Island, Wolfe Island. Ils vous raconteront que c’est un homme d’une trempe exceptionnelle ! Ils ont fixé à l'encre la singularité de ce monde maritime. Saviez-vous que la Maison des Cageux du fleuve Saint-Laurent, avec l'appui de la Société d'histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine et de surcroît quinze autres partenaires, a initié la démarche officielle pour faire reconnaître Aimé Guérin à titre de grand personnage historique du Québec ? Esquissons-le à grands traits. Mieux connu sous le prénom d’Aimé, Pierre Aimé Guérin est le fils du cultivateur Jean-Baptiste Guérin (1808-1862) et de Florence Trudeau (1814-1839) dont la destinée est unie à la paroisse de La Prairie le 2 mars 1829. Seul enfant issu de cette union, Aimé naît le 29 juin 1832 dans la maison familiale de la côte Sainte-Catherine. À l’âge de 7 ans, Aimé perd sa mère qui décède le 17 octobre 1839. Six ans plus tard, son père Jean-Baptiste Guérin marie en seconde noces Adélaïde McNeil (1828-1874) qui lui donnera en 1853 un deuxième fils, Édouard, frère consanguin d’Aimé. Aimé Guérin épouse le 21 septembre 1852 Léocadie Beauvais (1832-1902), tous deux à l’aube de leur vingtaine. Cette famille sainte-catherinoise aura neuf enfants entre 1855 et 1870 dont la téméraire Albina Guérin. Le prince des cageux devient veuf le 13 décembre 1902 et, à l’âge de 77 ans, s’éteint le 6 août 1909. Aimé Guérin repose au cimetière de La Prairie.   Les cageux honorés Les exploits des cageux sont devenus le levain naturel d’un riche répertoire culturel. Les Octave Crémazie, Louis Fréchette, Gaëtane de Montreuil, Pamphile Le May, Nérée Beauchemin, Charles Gill, William Chapman, Alfred Desrochers, Charles Dickens, Jules Verne, Honoré Beaugrand font encore résonner cette épopée maritime jusqu’à nos jours et encore pour longtemps… Isabelle Regout et Alexandre Pampalon Experts de l’ère des cages Co-fondateurs de la Maison des Cageux du fleuve Saint-Laurent www.maisondescageux.com   C’est l’heure du déjeuner, la vie est frugale sur la cage, mais l’appétit ne manque pas. Le cuisinier maintient un bon feu dans la cambuse et l’odeur appétissante des fèves au lard sature l’air, tandis que la cage file dans le courant. Crédit photo : Musée maritime de Kingston.     Le caractère d’Aimé Guérin est immortalisé de son vivant dans le classique littéraire Marie Calumet (1904). L’auteur, Rodolphe Girard (1879-1956), dépeint le spectacle pittoresque du tapis de bois ondulant au gré des eaux du Haut-Saint-Laurent. Crédit : illustration tirée du livre A Corner of Empire co-écrit par T. R. Glover et D. D. Calvin en 1937....