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L’abbé Choquet et la Société littéraire de La Prairie : histoire d’un échec (4)
C’est un retour aux sources, aux principes fondateurs de la Société littéraire, que vise l’abbé Choquet. Les expressions qu’il emploie dans sa lettre à Emmanuel Desrosiers le montrent bien : il veut « reformer la tradition des conférences […] à la Société littéraire », « ressusciter Laprairie l’endormie » (je souligne). Ces propositions sont bien accueillies, comme en témoigne l’extrait cité plus haut. La même année, Élisée Choquet est nommé « membre à vie, et sans contribution [financière], de la Société littéraire de La Prairie, en reconnaissance du grand intérêt qu’il sait porter au bon fonctionnement de ladite Société[1] ».
Mais l’engouement initial est bientôt dissipé, et la Société littéraire peine à réaliser ses objectifs. Le programme de conférences ne demeure qu’une intention, pour des raisons que les procès-verbaux des assemblées ne permettent pas d’élucider. Le programme d’acquisition de livres, lui aussi, reste sans écho. L’assemblée du 6 septembre 1933 révèle à cet égard un véritable échec : « Le bibliothécaire [Élisée Choquet] fait rapport qu’après s’être intéressé à la location des livres pendant plus d’un mois, il s’en présenta si peu qu’il dut abandonner sa tâche ». La Société littéraire étant financièrement indépendante, elle se détourne vite de l’avenue peu lucrative que lui désigne l’abbé Choquet, d’autant plus qu’elle enregistre d’importants déficits[2]. On cesse donc, lors des assemblées, de s’intéresser à la bibliothèque ou au programme de conférences. On planifie plutôt un tournoi de bridge (12 sept. 1933), on autorise les jeux de cartes (8 mars 1934), on acquiert une table de ping-pong (17 nov. 1934), une table à cartes (29 nov. 1934), des accessoires de billard (13 févr. 1935) et un jeu de sacs de sable (4 sept. 1935).
Est-ce par esprit de compromis que l’abbé Choquet commence alors à émettre ou à seconder des propositions qui n’ont, à première vue, rien à voir avec la régénération de la Société littéraire ? Espère-t-il mieux faire accepter — ou mieux financer — ses projets ambitieux en cédant du terrain aux divertissements ? Dans le registre des assemblées, le 4 octobre 1933, on le voit notamment proposer « une légère dépense qui mettra en mouvement un tournoi de dames ». Plus curieusement encore, Élisée Choquet seconde le 11 avril 1934 une proposition voulant que « les membres en règle soient autorisés à jouer à l’argent sauf en cas de visite ». Cela, de la part d’un prêtre licencié en droit canonique, et au mépris de la constitution de la Société littéraire, qui interdit en toutes lettres les jeux d’argent [3]!
Du 5 mars 1930 au 6 mars 1935, Élisée Choquet assiste à toutes les assemblées de la Société littéraire, où il cumule les fonctions de bibliothécaire (depuis 1930) et de secrétaire (depuis 1933). Durant cette période, ses interventions se font toutefois de plus en plus rares, et bientôt il n’émet plus aucune proposition relative à la bibliothèque ou aux conférences. À partir de mars 1935, il se montre de moins en moins assidu, s’absente de plusieurs assemblées. Après le 7 octobre 1936, où un nouveau secrétaire note son absence, son nom n’apparaît plus. Depuis septembre 1936, en effet, Élisée Choquet est vicaire à Longueuil. Malgré l’enthousiasme initial, le projet de ressusciter la Société littéraire finit sans succès et sans bruit, comme un pétard mouillé.
La régénération de la Société littéraire était-elle vouée à l’échec ? Beaucoup d’associations s’épanouissent au Québec dans les années 1920 et 1930. Mais la tendance est décidément au militantisme nationaliste et catholique : ce sont surtout l’Action française, l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) et Jeune-Canada qui mobilisent la jeunesse et forment l’esprit public à force de publications, de conférences et de rassemblements.
Or la Société littéraire de La Prairie est, depuis ses débuts, résolument apolitique[4], et les vagues ambitions d’Élisée Choquet, qui aspire à « l’édification scientifique et littéraire de son pays[5] », étaient parfaitement étrangères à l’activisme en vogue. Voilà peut-être une des causes de l’échec de l’abbé Choquet : sa vision de la Société littéraire semble anachronique, figée dans des principes et des idéaux qui pouvaient électriser la nation au milieu du XIXe siècle, mais qui, dans les années 1930, paraissent ternes et dépassés. Certes, son souci de rejoindre l’ensemble du village, « y compris les dames et les jeunes filles », apportait une touche de modernité à son projet. Mais c’était manifestement trop peu. Pour réveiller « Laprairie l’endormie », il aurait peut-être fallu donner une nouvelle orientation à la Société littéraire, l’ouvrir à la politique, aux questions religieuses, à la défense de la langue, à tous les débats brûlants de l’époque, au lieu de renouer avec un passé révolu.
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[1] Ibid., 5 mars 1930.
[2] Ibid., 6 septembre 1933, 8 mars 1934, etc.
[3] Constitution & Règlements de la Société littéraire du village de Laprairie, 1885, règlement no 10. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet : P1, S4, D173.
[4] Constitution et Règlements de la Société littéraire de La Prairie, 1855, article 28 (ajouté le 24 mars 1858). Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet : P1, S45, D174.
[5] Lettre d’Élisée Choquet à Emmanuel Desrosiers, 31 mars 1930. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Emmanuel Desrosiers : P17, S2.
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L’abbé Choquet et la Société littéraire de La Prairie : histoire d’un échec (3)
Plus loin, après avoir invité son correspondant à donner une conférence à la Société littéraire, il renchérit :
Vous devinez bien que je n’oserais garantir salle comble, mais tout de même assistance convenable, en faisant appel aux gens susceptibles de s’intéresser aux choses de l’esprit : il n’en pleut pas sur le sol qui vous a vu naître [1]!
En évoquant les « pétards » qu’on tire à la Saint-Jean-Baptiste, Élisée Choquet condamne en réalité l’ensemble des amusements frivoles auxquels se livrent ses concitoyens. Il est probable que cette critique vise en grande partie le cinéma, qui s’installe justement à La Prairie dans les années 1920[2] et dont le clergé canadien-français dénonce les effets corrupteurs et abêtissants[3]. Selon un pamphlet de l’époque, le cinéma entraînerait en effet « l’absence de toute énergie, de toute vigueur, la mort aux nobles sentiments[4]. »
Ayant diagnostiqué le problème, Élisée Choquet décide de mettre en branle une activité intellectuelle digne de ce nom à La Prairie. C’est par le biais de la Société littéraire qu’il espère y parvenir. Cette vieille institution sera l’instrument qui élargira petit à petit l’esprit de ses concitoyens, qui leur inculquera le goût des lettres et des sciences. De fait, le 7 mars 1930, moins d’un an après être redevenu vicaire à La Prairie, Élisée Choquet présente aux membres de la Société une série de propositions dont le registre des assemblées conserve la trace :
Monsieur l’abbé Choquet fait d’intéressantes suggestions pouvant rehausser le cachet littéraire de la Société :
1 o Bibliothèque – il propose de voir au rapaillage de tous les volumes de la société qui manque [sic] dans les rayons. Afin de donner à la bibliothèque un caractère paroissial, il conseil [sic] la formation d’un comité spécial à la bibliothèque qui verrait à son entretien et à la distribution des volumes à tous les paroissiens, y compris les dames et les jeunes filles […].
2 o Conférences publiques — il informe le comité qu’avec un consentement, il pourra faire venir, chaque mois, un conférencier étranger. Le projet est accepté avec enthousiasme […][5].
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[1] Lettre d’Élisée Choquet à Emmanuel Desrosiers, 31 mars 1930. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Emmanuel Desrosiers : P17, S2.
[2] Houde Claudette, « La “culture” à La Prairie aux XIXe et XXe siècles », Au Jour le Jour : Bulletin de la Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, vol. XI, no 7, 1997, p. 5.
[3] Lever Yves, « L’église et le cinéma : une relation orageuse », Cap-aux-Diamants, no 38, 1994, p. 24-29.
[4] Hamel Oscar, Le Cinéma : ce qu’il est dans notre province, l’influence néfaste qu’il exerce, les réformes urgentes qui s’imposent, Montréal, École sociale populaire, 1928, p. 4.
[5] Registre des assemblées de la Société littéraire de La Prairie, 7 mars 1930. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Société littéraire de La Prairie : P4, D1, P2.
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L’abbé Choquet et la Société littéraire de La Prairie : histoire d’un échec (2)
Au début du XXe siècle, toutefois, la Société littéraire n’a plus la vitalité et l’élan de ses premières années. Le registre des assemblées (1906-1982) témoigne du changement qui s’est produit. On n’y trouve presque aucune mention de la bibliothèque, alors que le jeu de billard, auquel les membres consacrent des centaines de dollars en réparations et en achats d’équipement, est au centre des préoccupations[1]. On comprend la déception du bibliothécaire, qui fait cette confidence à l’écrivain laprairien Emmanuel Desrosiers[2] dans une lettre du 16 janvier 1920 :
J’ai eu beau faire un long travail de classification ; j’ai eu beau même confectionner un catalogue de tous les ouvrages contenus dans la bibliothèque, ce coin de la salle est toujours désert, et j’ai dépensé mon temps et mes fatigues en pure perte[3].
C’est dans ces circonstances que, le 5 décembre 1923, le jeune vicaire Élisée Choquet devient membre de la Société littéraire de La Prairie. Né à Richelieu en 1900, il a étudié la théologie et la philosophie chez les Sulpiciens et a été ordonné prêtre le 26 mai 1923. Son premier séjour à La Prairie est bref : dès 1924, il quitte ses fonctions pour poursuivre ses études au Collège canadien de Rome, où il obtient le grade de docteur en philosophie. À son retour au pays, il officie quelques années à Saint-Eusèbe et à Sainte-Clotilde, puis redevient vicaire à La Prairie en 1929. C’est à ce moment qu’il commence à s’impliquer véritablement dans la Société littéraire.
Homme instruit et ambitieux, formé aux meilleures écoles, Élisée Choquet constate avec dépit la pauvreté de la vie intellectuelle dans sa ville d’adoption. Le 31 mars 1930, comme le bibliothécaire de la Société dix ans plus tôt, il confie à Emmanuel Desrosiers sa déception et son amertume :
Trop souvent il nous arrive de rencontrer la paresse intellectuelle pour rester indifférents à l’ambition légitime de faire autre chose que de faire éclater des pétards, le jour de la S.-Jean-Baptiste ou des grands anniversaires.
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[1] Voir le registre des assemblées de la Société littéraire de La Prairie. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Société Littéraire de La Prairie : P4, D1, P2.
[2] Emmanuel Desrosiers (1897-1945), natif de La Prairie, a publié de nombreux contes, récits, reportages et textes d’opinion dans La Presse, La Patrie et La Parole, entre autres périodiques. Il est aussi l’auteur du roman d’anticipation La Fin de la terre, paru en 1931. Voir Houde Laurent, « Emmanuel Desrosiers, écrivain », Au Jour le Jour : Bulletin de la Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, vol. XVIII, no 9, 2006, p. 5-6.
[3] Lettre de l’abbé Valois à Emmanuel Desrosiers, 16 janvier 1920. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Emmanuel Desrosiers : P17, S2.
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L’abbé Choquet et la Société littéraire de La Prairie : histoire d’un échec (1)
Titulaire d’une maîtrise en littérature française (U. McGill), Pierre-Emmanuel Roy poursuit ses études à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (U. de Montréal). Durant l’été 2021, il a travaillé quelques semaines à la SHLM comme étudiant-archiviste. Ses recherches portent principalement sur l’histoire littéraire de la Renaissance et du début du vingtième siècle.
Fondée en 1853, au sommet d’un « mouvement associationniste[1] » qui traverse le Bas-Canada, la Société littéraire de La Prairie connaît, durant ses premières années, un succès sans précédent dans l’histoire du village. Ses jeunes fondateurs — le président, Richard Casimir Dufresne, n’est âgé que de 21 ans — sont animés par de grandes ambitions. Ils prétendent « occuper utilement » la jeunesse, lui donner un « lieu d’unité » et un « centre d’action[2] », et contribuer ainsi au progrès du peuple canadien. En 1857, un sympathisant résume en ces termes la raison d’être de la Société :
Si, comme Citoyens canadiens, nous voulons l’extension des arts, et la connaissance des sciences utiles ; si nous voulons suivre ce mouvement de progrès qui s’opère partout autour de nous ; si nous voulons que notre jeunesse canadienne se distingue […] il faut […] que nous fréquentions les salles de lecture et les bibliothèques. Il faut que nous prenions à tâche d’inculquer dans l’esprit public l’importance des moyens qu’ils ont à leur disposition […][3].
Ainsi, à la fin de l’année 1858, la Société littéraire comprend 73 membres actifs, sa bibliothèque contient un millier de volumes[4], et les conférences qui s’y tiennent (au moins 28 depuis sa fondation) attirent un « auditoire nombreux », avide de s’instruire sur des sujets aussi divers que « l’origine de la navigation », « le devoir social » et le « magnétisme animal[5] ». Si l’on songe que la paroisse de La Prairie ne compte que 2 234 habitants en 1861[6], on mesure bien la réussite de cette association, qui, malgré ses proportions modestes, suit fièrement le chemin tracé par les « Instituts canadiens » des grandes villes.
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[1] Sur ce phénomène d’association, voir notamment Lamonde Yvan, « Les associations au Bas-Canada : de nouveaux marchés aux idées (1840-1867) », Histoire Sociale, vol. VIII, no 16, 1975, p. 361-369.
[2] Rapport de la Société littéraire du Village de Laprairie depuis sa fondation jusqu’à ce jour, 1854. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet : P1, S4, D186.
[3] Lettre d’Edmond (sans nom de famille) à Richard Casimir Dufresne, 28 mars 1857. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet : P1, S4, D178.
[4] Par comparaison, la bibliothèque de l’Institut canadien de Montréal, inaugurée en 1845, possède 2 974 volumes en 1856, 3 043 en 1857 et 4 270 en 1858. Voir Lamonde Yvan, « La bibliothèque de l’Institut canadien de Montréal (1852-1876) : pour une analyse multidimensionnelle », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. XLI, no 3, 1988, p. 339.
[5] Rapport annuel et Inventaire des biens de la Société littéraire de La Prairie, 1858. Société d’histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine, Fonds Élisée Choquet : P1, S4, D186.
[6] Béliveau Johanne, Rives et dérives : les rapports dialogiques entre la communauté de La Prairie et le fleuve Saint-Laurent 1667-1900, mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 2011, p. 57.