
- Au jour le jour, juin 2008
Petits personnages d’antan
On est porté à remarquer ceux qu'on perçoit comme très différents de soi. Dans les années 1930, vivaient au Vieux Fort quelques citoyens adultes que des jeunes de dix ans jugeaient hors de l'ordinaire. Bien plus que le curé ou le maire nous les considérions comme des personnages. Que ce soit par leur apparence ou leur comportement, ils nous apparaissaient comme des êtres hors du commun. Les uns piquaient la curiosité, les autres suscitaient des sentiments allant de l'incertitude à la crainte.
Parmi eux, celui que nous appelions le Petit Nain. Le pléonasme était peu à propos, car, si le sujet était de petite taille, il était loin d'être mince. Néanmoins, sa stature ne l'empêchait pas d'imposer le respect. Il avait un cercle d'amis qui l'estimaient. Habile à réparer des objets divers, il avait un petit atelier sur la rue Sainte-Marie.
L'hiver, je me souviens de lui alors qu'il opérait le monte-charge qui hissait les blocs de glace récoltés du fleuve pour les entreposer dans la glacière des Vézeau, rue Saint-Laurent. En le regardant agir, alors qu'à dix ans nous avions sa taille, que nous aurions aimé être à sa place et manipuler le levier qui contrôlait l'appareil!
Le Chinois avait précédé le nain dans le local de la rue Sainte-Marie. Il y tenait une buanderie. On portait chez lui les chemises du paternel pour les faire laver et en empeser le col et les poignets. Il identifiait les vêtements apportés, par des caractères chinois, sur un carré de papier brun. Il en remettait la moitié, à utiliser lors de la réclamation. Il ne parlait pas, sauf pour dire d'un mot quel jour ce serait prêt. Il nous paraissait mystérieux. Il représentait l'étranger énigmatique venu des antipodes, celui dont on ne peut savoir ce qu'il pense ou ressent. Tout ce que nous savions de la Chine lointaine, c'était que beaucoup de parents y étaient si pauvres et misérables qu'ils en venaient à abandonner leurs enfants. C'est ce qu'on nous racontait à l'école en nous incitant à donner nos sous à l'œuvre de la Sainte Enfance pour contribuer au rachat de ces petits malheureux et, ainsi, leur sauver la vie.
S'il nous impressionnait, nous n'imaginons pas de méchanceté chez ce Chinois énigmatique. Une fois l'an, quand on reprenait ses effets, ne nous donnait-il pas de savoureux litchis!
« Eh, les gars! il y a un nègre qui s'en vient sur le Chemin de Saint-Jean! » On abandonne le jeu en cours pour aller à la rencontre de ce nouveau venu. Si les humains de race noire nous étaient alors connus par des photographies, à dix ans, la plupart d'entre nous n'en avions pas encore vu un en chair et en os.
De grande stature, le personnage, qui n'était pas de La Prairie, marchait lentement dans la rue, entouré de quelques enfants qui l'examinaient, sans se soucier de le gêner. Lui, ne paraissait pas se formaliser d'être ainsi examiné dans ses moindres détails. Au contraire, il semblait y prendre intérêt, sinon plaisir. Il parlait, souriait et, même, riait. Ce qui nous le rendait très sympathique. Même s'il faisait chaud, il portait un haut chapeau noir. Il ne fut de passage que quelques heures et nous laissa une forte impression; d'autant plus qu'aucun de ses pareils ne fut aperçu ensuite dans nos parages pour un bon bout de temps.
Ti-Quenne était le simple d'esprit du village. Il devait être dans la trentaine. Quelques marchands et restaurateurs lui confiaient des tâches simples, comme le lavage des planchers. À ces endroits, il rencontrait des adultes qui adoptaient à son égard une certaine attitude protectrice, mais qui, à l'occasion, s'amusaient un peu en profitant de sa naïveté. On se moquait en lui faisant croire des faits plus ou moins vraisemblables. Il les rapportait à d'autres pour montrer qu'il était au courant de ce qui se passait. Devant leur scepticisme, il persistait, étayant la véracité de ses dires en citant ses sources d'information. Il n'arrivait pas toujours à se rendre à l'évidence du brin de malice avec lequel on l'avait induit en erreur.
Ces « amis » ne faisaient pas que profiter de sa crédulité. Ils lui prodiguaient aussi quelques conseils sur l'usage de formules de salutation à l'égard des dames. C'est ainsi que, d'une voix assurée, il leur adressait des « Bonjour mam'zelle! » ou, « Comment ça va mam'zelle? » Plus audacieux ou mieux instruit, il y allait d'un « À qui le p'tit cœur après neuf heures? »
Ti-Quenne était bien connu des jeunes qui le croisaient de temps à autre. Il ne faisait généralement pas cas d'eux, mais ceux qui avaient été témoins de ses saluts à la gent féminine en avisèrent des copains. On s'arrangea pour l'accompagner alors qu'il se rendait travailler à un restaurant du Fort Neuf. On entama avec lui une conversation à laquelle il manifesta peu d'intérêt. Il fallut plus d'un accompagnement avant que la rencontre espérée se produise. Quand elle eut lieu, on se contenta de rire tout bas de peur qu'il ne se fâche et nous poursuive.
Sauf ceux qui demeuraient près de chez lui, les enfants connaissaient peu Ménouque, de la rue Saint-Ignace. À mon souvenir, il vivait avec sa mère. Nous ne lui connaissions pas d'emploi régulier, mais, en saison, il faisait la pêche qui lui procurait un peu d'argent.
Quand sa mère mourut, ce qu'on entendit dire de son comportement subséquent frappa nos âmes enfantines. Devenu seul, on racontait qu'il vécut alors dans la plus grande désolation. Cet hiver-là, ou le suivant, on rapporta un comportement de sa part qui fit une forte impression sur nous qui ne savions trop comment l'expliquer. Pour se chauffer, il commença à brûler ce qui était combustible de son mobilier; il en vint ensuite à utiliser à cette fin les portes intérieures de son logis et, enfin, les lambris des pièces de la maison, sauf ceux de sa chambre. « Pauvre Ménouque! » disait grand-mère en soupirant.
À nos yeux d'enfants, ces divers personnages représentaient un univers parfois drôle ou intriguant, parfois un peu inquiétant ou teinté des défauts de l'âge adulte, mais rarement menaçant. Un autre, par contre, nous inspirait une crainte vague même s'il n'avait jamais menacé ou tenté d'effrayer aucun d'entre nous.
On le surnommait Moineau et c'est à l'abattoir de la rue Saint-Laurent que cette crainte prit naissance. On ne pouvait entrer dans l'abattoir, mais, l'été, la porte en était grand ouverte et il était assez facile d'observer du dehors ce qui s'y passait. Une curiosité plus forte que la crainte poussait à assister à une mise à mort, au moins une fois, quand on atteignait un certain âge. Moineau assumait le rôle de tueur en ce lieu sinistre. Il opérait avec sang-froid, sans qu'on puisse percevoir de changement dans l'expression de son visage. Impossible de savoir s'il éprouvait quelque émotion dans son exécution des basses œuvres alors que, comme spectateurs, nous étions remués d'une gamme d'émotions où, mêlés à l'angoisse, pouvaient se retrouver la pitié, le dégoût, la culpabilité et, parfois, même un sentiment de triomphe sadique.
Nulle expression de dégoût, non plus, sur ce visage au moment où il éventrait et éviscérait ses victimes, une étape du processus où nous commencions à en avoir assez et où l'excitation faisait place à l'écœurement.
L'abattage d'une vache était simple. Elle était attachée par une corde au cou et on la forçait à baisser la tête en tirant sur cette corde passée dans un anneau fixé dans la dalle de béton du sol. L'exécution se faisait par un bon coup sur le crâne, asséné avec le plat d'une hache. Nous souhaitions qu'un coup suffise, car nous considérions cet animal sans malice et méritant un peu de sympathie. Nous n'éprouvions pas cette sympathie pour les taureaux réputés dangereux et considérés comme très agressifs et menaçants. Le spectacle de la mise à mort des veaux et autres animaux, plus proches de notre taille d'enfants, nous attirait beaucoup moins parce que plus facilement bouleversant à cause de l'identification inconsciente qui nous rapprochait d'eux.
De toute façon, la phase de l'abattoir dans notre évolution ne durait qu'une courte période. Une fois qu'on avait vu et qu'on savait, les sentiments remués par l'expérience reprenaient le chemin de l'oubli. Toutefois, tapis dans l'un des tiroirs de l'inconscient, ils se manifestaient sous forme d'un malaise quand le hasard mettait sur notre chemin la personne de Moineau. Nous craignions de croiser son regard et il nous semblait que sa présence évoquait un danger, cependant trop trouble pour être nommé.
De nos jours, l'autre, le jugé trop différent de soi, semble tracasser davantage les adultes que les enfants. L'autre, qui intrigue, attire, dérange ou inquiète, n'est plus le personnage de village, unique en son genre; il est devenu multiple et ses traits personnels sont amplifiés à l'excès par l'omniprésence du message médiatique. Seraient-ce les jugements instinctifs d'âmes d'enfants qui conditionnent les réactions actuelles à son égard?

- Au jour le jour, mai 2008
Pour gagner les élections
Autrefois, les lois régissant le financement des partis politiques, telles que nous les connaissons aujourd'hui, n'existaient pas. La cotisation pour obtenir une carte de membre en règle et le droit de voter pour le chef et autres responsables de son parti, selon un processus démocratique défini, ne faisaient pas encore partie du paysage de l'organisation et du fonctionnement des partis.
À La Prairie, ville et municipalité rurale, certains habitants étaient reconnus pour leur allégeance politique, comme bleus de l'Union Nationale ou rouges du Parti Libéral. La plupart des gens, cependant, faisaient peu montre de leurs penchants politiques. Par contre, les partisans plus engagés se connaissaient et connaissaient leurs adversaires. En dehors des périodes électorales, s'ils pouvaient s'unir et collaborer à certaines causes communes, ils évitaient, autant que possible, les transactions de la vie courantes avec les gens du « mauvais bord ».
En période électorale, comme maintenant, l'organisation de la campagne de chaque parti gravitait autour du candidat au poste de député. Il incombait à des responsables locaux de faciliter l'organisation d'assemblées électorales pour faire connaître leur candidat son programme et celui de son parti.
Mais, on savait aussi qu'une élection ne se gagne pas que par des discours. Des avantages tangibles sont parfois nécessaires pour orienter les votes dans la bonne direction et passer de l'intention à l'acte, le jour du scrutin. Des travailleurs d'élection qui avaient une certaine connaissance de l'âme humaine, ou, du moins, de l'âme de certains humains, savaient qu'un appui à leur cause avait chance d'être effective suite à un acte palpable de générosité ou à la possibilité entrouverte d'un emploi dans un service publique.
Pour faire face aux dépenses locales en vue de l'élection, quelqu'un disposait d'une caisse. Elle était apparemment garnie par une source montréalaise. On y puisait, en partie, pour orienter ou soutenir les intentions de vote de certains. Je me souviens avoir entendu par inadvertance un bout de conversation entre travailleurs d'élection où on s'offusquait de la somme offerte par le parti adverse à une famille de cultivateurs dans le but d'en obtenir le vote. On en concluait que ce parti devait avoir « toute une caisse ».
Je n'ai jamais oublié un autre fait folklorique particulièrement inusité. C'était le jour précédant le scrutin. Un parti distribuait à certains domiciles des caisses de bière, comme encouragement à aller voter le lendemain et, du « bon bord ». Dans le temps, le fait de cette distribution n'était pas, en soi, ahurissant; ce qui le rendait particulièrement cocasse, c'est que le véhicule utilisé pour le faire était… un corbillard!
Pour entretenir et récompenser la collaboration de partisans influents dans leur entourage, quoi de mieux que de leur procurer, personnellement ou à un des leurs, un poste, un emploi ou un contrat dans un service public relevant du gouvernement provincial. À cette époque, ce genre d'emploi était aléatoire et dépendant du parti au pouvoir. Le parti qui aspirait à remplacer le gouvernement sortant, davantage que l'autre, se constituait une liste de positions (postes, emplois, fonctions) à pourvoir par remplacement dans un éventail de services, advenant sa prise du pouvoir.
Une telle liste, jaunie par le temps, a été retrouvée parmi de vieux documents. Sans date ni nom d'auteur, elle a vraisemblablement été dressée dans les années 1940 ou 1950. Sous le titre de « POSITIONS À LA-PRAIRIE : VILLE ET PAROISSE » elle désigne les noms de personnes susceptibles de « remplir » des postes précis dans un ensemble de services, surtout à La Prairie et dans le comté, mais même à Montréal. Sauf pour une « garde-malade », il s'agit de positions pour hommes.
L'éventail où des changements de personnel sont envisagés est large et, à quelques occasions, le changement est accompagné du qualitatif de sans délai, extra rush ou, important rush. Le nom du candidat à placer est parfois suivi de fils de…
Un premier groupe de POSITIONS A REMPLIR comprend des postes dans les services suivants :
Commission des Liqueurs de Laprairie : Gérant à remplacer « sans délai » par La. et attribution d'un deuxième poste éventuel de commis à F.
Commission des Liqueurs à Montréal (Pied du Courant). Un employé, T, est à remplacer par l'un de trois à placer.
Police provinciale: trois postes à remplir par B., F. et F. et un substitut, L.
Bicycles (sic) : Ici un titulaire « reste », l'autre à « remplacer absolument sans délai » par Bl,
Inspecteurs : pensions de vieillesse, mères nécessiteuses, aveugles, etc. : La. et Fa.
Registrateur (sic) : À Laprairie, le notaire L.
Crédit agricole : Trois postes à remplir. Réviseur ou inspecteur régional, L., évaluateur local, M. et un notaire pour la préparation des prêts.
Sous le titre de Contrats du Ministère de la Voirie, on retrouve :
Garde-pêche et chasse : « Laisser G.; annuler « licenses » et renouveler sur recommandation du maire.
Inspecteur des marchés : S. à remplacer par C.
Voirie : « Transférer bureau ingénieurs de Napierville à Laprairie ». Si agréé, nommer un cantonnier en chef pour le comté (T.) Cantonniers no 1 et no 2 à remplacer par G. et A. Quatre adjoints sont proposés.
Grattes : Sept rangs de la municipalité rurale sont énumérés. On suggère de garder deux opérateurs, d'en remplacer quatre et « on avisera » pour l'autre.
On recommande deux noms pour Camions pour voirie et deux « helpers » de camion.
On trouve ce qui suit dans un autre groupe hétérogène de services.
« Licenses » autos : L. pour remplacer B. (extra rush)
Dépots de bière : (en magasin) Enlever à L. et à B.
Faire mettre X sur la liste des orateurs; District de Montréal.
Nommer G. inspecteur des Conserves
Camion Commission des Liqueurs à Montréal: à V.
Avoir à Laprairie : deux charrues, un souffleur. Trouver six chauffeurs pour charrue.
Palais de Justice : Le fils de J, ou V.
Unité sanitaire : Avoir la garde-malade P, en remplacement de J.
Hôtels : Retrancher les « licenses » du Vieux Prince et de l'Hôtel de la Source, « Règlement prohibition paroisse Laprairie ».
Et, en fin de liste : « C., position chez cultivateur anglais pour apprendre l'anglais. »
Les mœurs électorales ont évolué, le patronage politique a pris d'autres visages. Les employés des services publics sont protégés par des lois et des syndicats. Le peuple est renseigné par des médias omniprésents. Quelle que soit l'époque, certaines pratiques peuvent être plus ou moins acceptées, tolérées ou rejetées par une population donnée. Les us se transforment en même temps que les valeurs. Ce qui, hier, était inacceptable, est aujourd'hui acceptable et vice versa. L'homme est toujours l'homme, avec ses vertus et ses défauts. Et, comme le dit le dicton : Où il a de l'homme il y aura toujours de l'hommerie.

- Au jour le jour, mars 2008
Le docteur, dans les années 1930
Dr Joseph-Moïse Longtin habitait une grande maison de brique rouge donnant sur le Chemin-de-Saint-Jean, au coin de la rue Saint-Laurent. Sur le côté est, la demeure donnait sur un vaste espace gazonné planté d'arbres matures.
Le docteur, fils de médecin, était célibataire. Vivait avec lui, une sœur, également célibataire. Comme son père, le docteur fut maire de La Prairie pendant de longues années.
Médecin de famille, il se rendait à domicile pour les accouchements et des conditions graves nécessitant une présence médicale. Pour une consultation, on se rendait à son bureau occupant la partie avant de son domicile. Après avoir sonné, on entrait dans la salle d'attente occupant le hall d'entrée du bâtiment. Sans mot dire, on s'assoyait en présence d'autres patients. Avertie par la sonnerie d'entrée, la garde s'amenait en quelques minutes pour voir qui était le nouvel arrivant et le saluait brièvement. S'il s'agissait d'une première visite, elle demandait ce qu'on voulait et, quand on répondait que c'était pour voir le docteur, elle disait d'attendre et qu'elle l'avertirait.
Quand on venait pour un traitement déjà prescrit relevant de sa compétence, elle faisait généralement attendre un peu car elle paraissait toujours bien occupée. Il lui arrivait aussi d'inviter à passer dans une petite salle de soins adjacente.
À cette époque où les antibiotiques étaient inconnus, on devait recourir à d'autres moyens pour traiter les infections persistantes des voies respiratoires supérieures. Par exemple, des amygdalites récidivantes pouvaient nécessiter l'ablation de ces organes portés à s'infecter et qui, prenant de l'ampleur, en venaient à gêner la respiration des enfants. Le docteur se chargeait de l'opération s'il le jugeait à propos. Bien que bénigne, l'opération était crainte par les enfants. Pour les encourager à relever le défi, on leur faisait miroiter que pour atténuer la sensation de brûlure de la gorge, suite à l'opération, ils pourraient prendre de délicieuses boissons froides ou de la crème glacée. C'était là, si on peut dire, une façon de faire avaler la pilule.
Il y avait d'autres moyens de s'attaquer au problème. L'un d'eux consistait à balayer les amygdales, pendant un nombre déterminé de secondes, à l'aide d'un faisceau de rayons ultraviolets germicides produit par une sorte de lampe-fusil que la garde manipulait avec expertise. Il fallait, durant le traitement, garder la bouche grande ouverte et dire un long « aaaaaaa » pour bien exposer la zone à irradier. Ce traitement était suivi de la vaporisation, sur la zone infectée, d'un désinfectant réchauffé de goût plutôt agréable, mais qu'il ne fallait pas avaler. On s'en débarrassait en le rejetant dans le crachoir placé à proximité. Ce traitement inspirait confiance et était répété quotidiennement jusqu'à ce que le docteur, avisé par la garde, vienne constater l'état satisfaisant de la gorge.
Dans les cas de congestion nasopharyngienne sans amygdalite, la séance aux rayons ultraviolets était omise et remplacée par l'inspiration de vapeurs de menthol expulsées, d'une ampoule chauffée, par un orifice adapté aux narines. L'effet décongestionnant était presque immédiat sur la muqueuse nasale mais, parfois, un peu douloureux. Si le bénéfice anticipé du traitement était valable, il était considéré comme moins attrayant. Par contre, l'inspiration profonde de la même vapeur par la bouche procurait, en descendant dans les bronches, une voluptueuse sensation de bien-être dont la répétition désirée n'était jamais assez comblée.
À la salle d'attente, quand apparaissait le docteur, il saluait à la ronde, à peu près toujours avec la même formule. En hochant la tête et en se frottant les mains, il demandait, sans qu'on soit sûr vers qui se portait son regard : « Et puis, ça marche d'une façon raisonnable? » Chacun attendait qu'il fixe l'élu avec qui il était prêt à parler. Pendant qu'il scrutait les expressions, certains prenaient les devants. Untel exprimait nettement le désir de le voir dans son bureau, une autre, fréquente visiteuse, commençait à exposer ses maux avec le but évident de passer avant les autres. Un autre, jeune marié, lui demanda un jour d'un air apparemment détaché si une grossesse pouvait arriver à son terme avant neuf mois. Comprenant le motif caché de cette question, le docteur y répondit avec le plus grand sérieux professionnel : « Ça peut arriver pour une première grossesse mais, n'ayez crainte, les autres grossesses dureront neuf mois. »
Cette rencontre de quatre ou cinq patients en salle d'attente constituait une sorte d'évaluation préliminaire pouvant se régler par une prescription médicamenteuse, un examen de la gorge, dans une salle attenante, suivi d'un traitement par la garde ou par la décision d'un examen en bonne et due forme au bureau.
À cette époque d'avant la guerre de 1939-1945, la médecine était encore plus un art qu'une science solidement établie. À part sa capacité à réaliser un bon examen tant subjectif qu'objectif le médecin de famille d'un village ou d'une petite ville n'avait à sa disposition que peu d'examens de laboratoire susceptibles de confirmer et de préciser un diagnostic difficile à établir. Les enfants naissaient à la maison et les gens mouraient la plupart du temps chez eux. Ils ne se présentaient pas à l'hôpital d'eux-mêmes. Le docteur y dirigeait ceux de ses patients qui devaient être opérés ou dont la maladie requérait l'usage d'appareils particuliers ou l'application de techniques spécialisées.
Les maladies du vieil âge étaient généralement acceptées avec résignation ou fatalisme. On s'en remettait au médecin de famille pour tenter d'atténuer les douleurs des corps usés. On espérait également de lui des conseils ou des médicaments susceptibles d'atténuer la douleur de malades jugés incurables. On n'attendait cependant pas trop de miracles de sa part. Plus souvent que de nos jours, c'est en implorant ardemment Dieu et les saints du ciel qu'on se permettait d'espérer le miracle, surtout dans les cas où la maladie grave était apparue subitement ou rapidement.
Les aînés de La Prairie qui ont connu le Docteur Longtin se souviendront peut-être d'un certain trait extérieur de sa personnalité; son élégante démarche qu'on pouvait admirer quand, entre autres, il se rendait à l'église pour la grand-messe.
Bien qu'ayant le pied ferme, il utilisait une canne. Ce n'était pas qu'il en eût besoin comme appui. Il l'utilisait pour accompagner son pas auquel il conférait ainsi une certaine noblesse. Il était beau de le voir aller, bien droit, exécutant avec une aisance toute naturelle le geste rythmique entraînant le bout de la canne à toucher légèrement le sol, à s'élever dans une gracieuse courbe et se pointer, un peu en deçà de l'horizontale, pour revenir au sol et poursuivre la répétition de cette harmonieuse cadence.

- Au jour le jour, janvier 2008
DANS UN VIEUX LIVRE DE RECETTES
Le premier livre de recettes écrit et publié au Canada l'a été, en 1840, sous le titre de La Cuisinière Canadienne. Presque en même temps, paraissait The Frugal Housewife's Manual, le premier livre canadien anglophone du type. Nicole Watier, Livres de recettes canadiens (1825-1949): Au coeur du foyer. Bulletin de la Bibliothèque Nationale du Canada, Mai/juin, Vol. 34, no 3.
A la différence des livres de recettes français précédemment en usage, La Cuisinière Canadienne utilisait plusieurs ingrédients locaux dans ses recettes. Le livre fut réimprimé neuf fois, jusqu'au milieu des années 1920.
La cinquième édition, ci-contre, affichant le titre de Nouvelle Cuisinière Canadienne, « revue, corrigée et considérablement augmentée », fut imprimée, en 1879, par Beauchemin et Valois, libraires et imprimeurs de Montréal.
Un exemplaire possédé par Elisa Saucier (1851-1932), de Louiseville, est arrivé dans notre famille par le mariage d'un neveu de sa propriétaire à une sœur de mon père.
L'ouvrage, non illustré, compte 270 pages, incluant une table des matières détaillée, divisée en dix-neuf chapitres, débutant par des aphorismes sur la science du bien-vivre, suivis du choix des produits à cuisiner et quelques centaines de recettes pour les apprêter.
Les deux derniers chapitres traitent, l'un, de « recettes pour faire différents breuvages, tels que bières, liqueurs, vins, etc. »; l'autre, de recettes diverses, dont celles de la fabrication du beurre et du fromage, de colle pour le papier, d'encre ineffaçable pour marquer le linge, de peinture bon marché et, même, d'une manière prompte d'éteindre un feu dans un conduit de cheminée.
Le livre se veut utile et éducatif. Dans son introduction, il rappelle qu'il n'est pas inutile de faire mention des devoirs d'une bonne cuisinière. Voyons ce qu'on lui recommande.
« D'abord elle doit apporter tous ses soins pour tenir dans une grande propreté ses ustensiles de cuisine; ne jamais employer que des choses qui soient convenables, telles que de la bonne farine, du bon beurre et des œufs frais; faire les fricassées avec de la crème douce, autrement elles se gâteront; porter une constante attention au manger qui se trouve sur le feu; ne pas se servir d'un couteau qui aura tranché de l'oignon ou de l'ail, pour couper le pain ou le beurre, goûter les mets avec délicatesse, ayant soin de ne pas y remettre la cuiller ou la fourchette sans l'essuyer, ce qui peut se faire facilement en tenant de l'eau chaude à proximité pour laver sur-le-champ ce dont elle s'est servi. Avoir toujours près de soi un linge net pour essuyer le tour des plats que l'on doit servir; savonner la lavette lorsqu'on lave la vaisselle, et non pas piquer une fourchette dans un gros morceau de savon, ce qui est un gaspillage et ne lave pas mieux pour cela. »
« Il est même arrivé que des personnes se soient trouvées indisposées d'avoir pris leur thé dans des tasses où il était resté du savon : enfin la cuisinière devra bien laver les herbages, le riz, les pois, les fèves et, généralement, tout ce qu'elle apprêtera. »
« Il est aussi très urgent, pour une cuisinière, lorsqu'elle travaille la pâtisserie, de ne jamais laisser coller sa pâte sur son pétrin; elle doit aussi choisir l'endroit le plus froid de la maison pour pétrir n'importe quelle pâte; son pétrin devrait être de pierre ou de marbre poli, la pâte s'y attachant moins. Ses mains doivent toujours être bien nettes et asséchées de farine, car moins elles touchent à la pâte, plus elle est légère, – pour cela, il ne faut pas qu'elle soit trop roulée. Il est bon qu'elle fasse tremper le beurre salé pour n'importe quelle pâtisserie. »
« Elle doit aussi faire cette différence, que les confitures sont ordinairement trop sèches pour supporter la cuisson de la pâte d'une tarte, – il est mieux, en ce cas, qu'elle fasse cuire sa pâte avant. »
Elisa Saucier semble avoir eu un faible pour les pâtisseries si on en juge par certaines croix au crayon de mine apposées en marge de quelques recettes et au nombre de pages du chapitre consacré à ces douceurs qui portent la marque de doigts en cours de travail culinaire. Pour un certain gâteau et des beignets elle a même noté la recette sur les pages de garde de l'ouvrage.
Voici, telle que rédigée, la recette de beignets qui débute le chapitre des pâtisseries, à la page 126.
« Beignets. – Deux douzaines d'œufs, deux livres de beurre, trois livres de sucre; battez bien les œufs, ajoutez-y le sucre; faites fondre le beurre, et battez bien le tout ensemble: mettez aussi un verre d'eau-de-vie, et un peu plus gros qu'un jaune d'œuf de perlasse, avec de la fleur pour en faire une pâte, laisser lever deux heures; on y ajoute une tasse de lait, si l'on veut. »
On cuit au four. « Il est très essentiel d'éprouver la chaleur du poêle ou du four où l'on doit cuire les pâtisseries, ce qui est bien facile en faisant d'abord cuire un petit morceau de pâte, autrement on s'expose à gâter le tout; sachez donc bien proportionner la chaleur. »
Dans les ingrédients de cette recette, il y en a un, la perlasse, dont le nom n'est plus employé de nos jours. Ce mot désigne la potasse la plus pure et la plus blanche. C'était aussi le nom de la cendre de bois.
La potasse, sous forme de bicarbonate de potassium est encore utilisée, en cuisine, comme levure chimique, au même titre que le bicarbonate de sodium ou poudre à pâte. On la retrouverait dans les grands magasins d'alimentation et les pharmacies. Sous forme de poudre, elle semble particulièrement appréciée dans la confection des biscuits de Noël et les pains d'épices. Dans son blogue, une internaute note qu'elle rend la pâte très légère et lui confère un parfum délicieux.
La recette simplifiée de Baignes, écrite de la main d'Elisa Saucier énumère les ingrédients suivants: 8 œufs, 3 bollées de sucre blanc, 1 livre de beurre, 1 pinte de lait, 3 cuillérées de poudre, 2 cuillérées de saudas. Elle omet l'eau-de-vie mais combine les carbonates de potassium (la poudre) et de sodium (le soda à pâte).
Les recettes de grand-mères sont bien prisées dans certaines familles. De nos jours nous avons un accès quasi illimité à une multitude de produits et de recettes que nos ancêtres du 19e siècle n'auraient jamais pu imaginer. Ce n'est toutefois pas d'hier que les Québécois sont réputés pour tenir bonne table. Pour celles qui le possédaient, la Cuisinière Canadienne devait être une précieuse source d'inspiration pour entretenir le plaisir et le bonheur autour de la table.

- Au jour le jour, novembre 2007
L’arpent et les autres mesures agraires au 17e siècle
Ce qui importait, par exemple, c'était de savoir le temps requis pour labourer un terrain en vue des semailles. Combien de jours, en moyenne, un homme doit-il prendre pour le bêcher ou pour le labourer avec un animal? Selon les lieux, on emploie divers termes pour désigner la surface qu'un homme peut ainsi préparer en un jour: journée, journal, oeuvrée, hommée, charrue. Ainsi, un terrain était dit de deux, six ou dix journaux ou hommées, sa surface nécessitant tant de jours de travail.
Quand arrivait le temps des récoltes, on utilisait le terme de fauchée pour désigner la surface d'un champ de blé ou d'avoine qu'un homme pouvait couper avec sa faux en une journée. Cela pouvait représenter plus ou moins un demi-arpent de Paris.
On mesurait aussi un terrain en fonction de la quantité de grain qu'on pouvait y ensemencer. La boisselée de terre est alors l'espace de terre qu'on peut ensemencer avec un boisseau de blé ou d'avoine. Cette mesure, variant aussi selon les régions, représentait au minimum 10 ares (0.29 arpents de Paris). Les boisseaux du temps avait une contenance en volume d'environ 13 litres. Évidemment, chaque localité avait son boisseau étalon, gardé en lieu sûr, qui pouvait différer d'un endroit à l'autre. Qui plus est, pour un contenant de même volume, les coutumes locales pouvaient faire varier la quantité de contenu. Par exemple, à certains endroits, on mesurait le grain à comble, en remplissant le boisseau jusqu'à la formation d'un cône; ailleurs, on pratiquait la mesure à ras, en égalisant la surface; ailleurs encore, on tapait sur le boisseau pour en tasser le contenu. Plus on tapait sur le boisseau, plus les grains se tassaient et plus on pouvait en mettre pour combler le contenant. Doit-on penser que le marchand de grain tapait plus ou moins le boisseau selon l'estime qu'il éprouvait à l'égard de son client?
Que penser de cette façon de concevoir les mesures agraires? C'est qu'elles s'étaient développées pour servir les besoins de l'homme là et dans les conditions où il vivait et non en fonction de lois économiques de marché comme nous les connaissons de nos jours.
Les communautés rurales où vivait la majorité de la population produisaient localement les aliments de base dont elles avaient besoin. Relativement isolées, en l'absence de moyens de communication tels que nous les connaissons aujourd'hui, elles étaient ancrées dans des usages traditionnels garants de leur solidarité et de leur bon fonctionnement.
S'il était pratique au cultivateur, propriétaire d'une petite surface qu'il connaissait bien, d'évaluer son terrain en hommées ou boisselées, la mesure de grandes étendues exigeait cependant plus de précision. Tel était le cas des terres publiques et des seigneuries où l'arpent s'avérait manifestement plus approprié. On comprend que cette mesure ait d'emblée été adoptée en Nouvelle-France pour les concessions de terres aux colons; des terres à exploiter beaucoup plus grandes que celles que pouvaient posséder les paysans français.
Références
Ken Alder, Mesurer le monde. L'incroyable histoire de l'invention du mètre. Flammarion, 2005
http://poitou.ifrance.com Au sujet des mesures agraires dans l'ancien régime
www.genefourneau.com Les unités de mesure anciennes
http://perso.orange.fr/alain.bourreau Les mesures agraires

- Au jour le jour, novembre 2007
L’arpent et les autres mesures agraires au 17e siècle
Au cours du 17 e siècle, la plupart de nos ancêtres venus de France s'établirent sur des terres concédées dans des seigneuries. Ces terres à défricher étaient relativement vastes.
Dès les débuts, l'administration de la colonie imposa la mesure de l'arpent de Paris pour délimiter les seigneuries et les terres qui y seraient concédées. L'application de la mesure était l'oeuvre d'arpenteurs qualifiés utilisant, pour leur travail, des chaînes de longueur reconnue et qui étaient aptes, par calcul géométrique, à bien borner les terres et en dresser les plans.
Bien souvent, au 17e siècle, les colons venus de France qui avaient vécu sur des terres dans leur pays n'avaient pas une opinion favorable à l'utilisation de l'arpent pour mesurer les champs qu'ils y cultivaient.
Dans la France du 17e siècle, où les dialectes se comptaient par centaines, les unités de mesure de longueur, de surface, de poids et de volume, même parfois sous des appellations identiques, différaient également d'un endroit à l'autre. Les coutumes, à cet égard, variaient non seulement d'une région à l'autre mais d'une localité à l'autre et les mesures qu'on utilisait localement, développées au cours des siècles, continuaient d'être adaptées au changement des besoins locaux.
Avant l'adoption du système métrique, en 1795, et son usage obligatoire, en 1840, les unités de mesure agraire étaient pratiquement infinies au royaume de France. L'arpent, comme mesure de longueur et de surface existait, mais avec des valeurs variées. Trois arpents étalons étaient cependant plus utilisés, chacun valant 100 perches carrées comme mesure de surface. Ils se distinguaient par la valeur unitaire de la dite perche. En effet, la perche de Paris avait 18 pieds de côté; la perche d'ordonnance ou des eaux et forêts en comptait 22 et la perche de l'arpent commun avait 20 pieds. Une autre mesure reconnue était l'acre de Normandie valant, pour sa part, 160 perches carrées de 22 pieds de côté.
Mais, l'arpent, quel qu'il soit, était loin d'être la mesure agraire la plus utilisée, en France, au 17e siècle. La plupart de ceux qui oeuvraient en agriculture ne voulaient pas en entendre parler.
Sur quoi donc se basait-on alors pour évaluer sa terre et son exploitation? Les termes pour désigner la surface d'une terre travaillée reflétaient le labeur que l'homme lui consacrait et le rendement du sol.
Le cultivateur savait mieux que quiconque de quoi dépendait la valeur de son terrain. Il avait une idée de la fertilité de son sol, pouvait évaluer le travail requis à sa préparation pour les semailles et savait par expérience ce qu'il pouvait en espérer, en retour, comme récolte.
Évaluer son terrain impliquait de connaître le potentiel inégal de ses diverses parties; leur préparation pouvait exiger plus ou moins de travail, leur fertilité variait en fonction de leur situation, favorisant ou non irrigation et drainage naturels, par exemple. Ces considérations pratiques étaient jugées plus pertinentes pour exploiter un terrain que la connaissance de sa surface mesurée par un arpenteur.

- Au jour le jour, mai 2007
Langue officielle et langue populaire
La langue française, celle qui porte aujourd'hui ce nom, est devenue langue officielle sous le règne des monarques absolus, Louis XIII et Louis XIV, au 17e siècle. Langue de la cour, de l'administration supérieure, des écrivains et savants et, ensuite, de la diplomatie, elle n'était parlée que par environ un million de personnes dans le royaume de France qui comptait alors vingt millions de sujets.
En 1635, le cardinal Richelieu créait l'Académie qui fut « chargée de faire un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique, et de prendre soin de la langue. »
Épurée pour lui conférer la perfection, cette langue tolérait mal les nouveautés et se limitait à un vocabulaire « choisi et élégant ». Elle était l'apanage de l'élite. Les gens du peuple, analphabètes à 99%, avaient leur parler local ou régional. On en comptait des centaines sur le territoire français.
Au 18e siècle, si le français évolue et s'étend, il est avant tout le langage de la conversation des salons littéraires et c'est à cette époque qu'il devient la langue diplomatique universellement employée. Au cours du 19e siècle la progression vers l'unité linguistique est très marquée. La langue se libéralise, entre autres, sous l'influence d'une littérature qui n'hésite pas à incorporer le vocabulaire du parler commun du peuple.
Dans son ouvrage, Les excentricités de la langue, Lorédan Larchey note: « On ne saurait en effet négliger la connaissance de ce qui se dit. » Ce disant il se défend bien de vouloir « porter la moindre atteinte au respect de la langue officielle. » En présentant son ouvrage, il expose comment le peuple, à partir d'anciens mots, donne des interprétations nouvelles à des mots déjà connus. Il souligne que ce langage essentiellement imagé et particulièrement pittoresque s'est enrichi…« au point d'en arriver à un degré de précision peu croyable. »
Il démontre le bien-fondé de cette affirmation à l'aide de plusieurs exemples. Prenons le cas de l'ébriété. En citant son texte nous avons ajouté, entre parenthèses, des définitions et exemples tirés de son ouvrage et du Grand Robert de la langue française.
« S'agit-il de suivre tous les degrés de l'ébriété, écrit-il, remarquez la progression parfaite qu'indique être bien, avoir sa pointe(avoir une pointe de vin, être légèrement échauffé par le vin); être gai (dans un état de légère ivresse, être animé par une heureuse et vive disposition); être en train(en action, en mouvement ou en humeur d'agir); être parti (un peu ivre; ex. « Il est complètement parti, il ne dit plus que des bêtises. »); lancé( gris; ex., « Patara, au moins aussi lancé que le cheval, tapait sur la bête à tour de bras. »)
Aucune de ces qualifications ne rentre dans l'autre. Chacune indique, dans l'état, une nuance.
« De même pour l'homme légèrement ému il sera tout à l'heure attendri, il verra en dedans, et se tiendra des conversations mystérieuses. »
« Pour dépeindre les tons empourprés par lesquels passera cette figure rubiconde d'un gros mangeur, d'un buveur, vous n'avez que la liberté du choix entre: teinté, allumé, poivre (pourpre), pompette (comme un pompon rouge), ayant son coup de soleil,… »
« De la figure passons à la marche. L'homme ivre a quatre genres de port qui sont tous également bien saisis. Ou il est raide comme la justice et laisse trop voir par son attitude forcée combien il est obligé de commander à la matière; ou il a sa pente et croit toujours que le terrain va lui manquer; ou il festonne, brodant de zigzags capricieux la ligne droite de son chemin; ou il est dans les brouillards, tâtonnant en plein soleil, comme s'il était perdu dans la brume. »
« Attendez dix minutes encore, laissez votre sujet descendre au dernier degré de l'ivresse, et vous pourrez dire indifféremment: Il est plein, complet, rond, humecté, pochard (qui a rempli de vin la poche de son estomac), il a sa culotte(a fait excès de boire ou de manger), son casque (avoir plein son casque, sa tête), son sac (plein son sac, complètement ivre), son affaire (être ivre mort), son compte (complètement ivre, avoir absorbé son compte de liquide). »
Pour conclure cette courte incursion dans le passé de notre langue, deux citations à méditer:
L'ivresse ne manifeste en nous
Que ce que nous portons en nous-mêmes…
L'ivresse ne déforme pas; elle exagère;
Ou plutôt, elle fait rendre à chacun
Ce que souvent par excès de pudeur, il ca-chait…
GIDE, le Roi Candaule
L'ivresse ne traduit pas que l'effet du vin, ce peut être aussi, même à jeun, une émotion d'enchantement:
Partir à pied, quand le soleil se lève, et marcher, dans la rosée,
le long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse!
MAUPASSANT, Monsieur Parent, À vendre.
Réf. Lorédan Larchey, Les excentricités de la langue
5e ed. E. Dentu, Libraire, Éditeur, 1865
Version numérique sur internet, site Lexilogos
Grand Robert de la langue française

- Au jour le jour, avril 2007
La ruée vers l’or au Klondike
En août 1896, quelques prospecteurs découvrent des gisements d'or dans la rivière Klondike puis dans les ruisseaux Bonanza et Eldorado, au Yukon. Devenue célèbre par ses gisements, la rivière Klondike donne son nom à un district peuplé de prospecteurs du précieux métal, La nouvelle se propage rapidement et une véritable ruée de Canadiens, Américains et gens de nombreux autres pays convergent vers le Yukon dans l'espoir d'y faire fortune.
De nombreux Québécois sont de la partie dont plusieurs de la région de La Prairie et des villes et villages des alentours. Lorenzo Létourneau, de Saint-Constant, et Domina Demontigny, de la côte Sainte-Catherine, sont du nombre. De février à juillet 1898, ils ont vécu l'aventure d'un voyage audacieux et parfois périlleux. Après avoir pris des voies différentes pendant un an, ils se retrouvent en juillet 1899 et demeurent l'un près de l'autre jusqu'à août 1902. Ils se voient fréquemment et oeuvrent par moment ensemble, tant dans la prospection que dans l'extraction de l'or.
Le détail de leurs activités est relaté dans un journal que Lorenzo Létourneau, pour de longues périodes, tient presque tous les jours tout au long de son propre séjour, jusqu'à son retour à Saint-Constant, en 1902. Dans les années qui suivent son retour, il révise son manuscrit à quelques reprises en lui apportant des précisions et le fait dactylographier.
Ce journal vient d'être publié par un de ses petits-neveux, François Gauthier, sous le titre de 17 Eldorado Le journal d'un chercheur d'or au Klondike 1892-1902. Il est édité par Qualigram et Linguatech.
Cette édition, outre le texte du journal avec les notes de révision ajoutées par Lorenzo Létourneau, comporte une introduction éclairante permettant de le bien situer, un glossaire fort utile pour bien comprendre certains termes utilisés dans la rédaction du journal, un index des noms propres renfermant, entre autres, les noms des personnes mentionnées dans le journal et 32 pages de reproductions de photographies et documents conservés dans le journal ou retrouvés ailleurs.
« L'index de plus de 1200 entrées est destiné aux lecteurs qui souhaiteraient retrouver dans l'ouvrage un lointain parent dont ils ont entendu parler dans les veillées… » Entre autres, parmi ceux qui étaient au Klondike en même temps que l'auteur du journal, mentionnons Victor Moquin, fils d'Alexis, et Hilaire Robert, tous deux de La Prairie.
Le journal raconte les espoirs, les succès, mais aussi les déceptions dans l'exploitation des concessions minières. D'intéressantes notes explicatives décrivent les procédés d'extraction du précieux métal. Creuser des puits et des galeries souterraines à la force des bras exigeait un dur travail et beaucoup de persévérance. L'or, quand il y en avait, reposait sur un substrat rocheux au fond d'une couche de pergélisol qu'il fallait dégeler à la vapeur, dégager au pic et monter à la surface, souvent à 20 pieds et plus avec un treuil opéré manuellement. Ensuite il fallait laver et relaver cette terre aurifère pour en retirer l'or. Tout un travail, long et ardu. Parfois, la chance ramenait une belle pépite, le plus souvent une si maigre récompense que le jeu n'en valait que peu ou pas la chandelle.
On en apprend beaucoup, à la lecture du journal, sur ces hommes qui ont participé à la ruée vers l'or. Un petit nombre d'entre eux sont revenus vraiment riches; quelques-uns y ont trouvé un profit satisfaisant. D'autres y ont vécu une expérience qu'il valait la peine de raconter, mais peu l'ont transmise dans le réalisme de ses détails quotidiens comme l'a fait Lorenzo Létourneau.

- Au jour le jour, mars 2007
Une expérience d’entraînement militaire au cours de la guerre 1939-1945 (suite)
Tout était prévu.
Le moment venu, nous nous plaçons tous en une belle file ordonnée et nous dirigeons vers une porte de sortie de l'édifice donnant sur le trottoir de la rue De la Montagne. Nous en sortons un à un, sans empressement déplacé. Là, sur le trottoir, une autre file, formée de jeunes filles, nous attend. Elles seront nos compagnes pour la soirée. Dès l'arrivée sur le trottoir, à tour de rôle, on tend le bras à la jeune fille alors en tête de file. Celle-ci s'y appuie avec complaisance et, en couple, en abandonnant le pas militaire, nous marchons jusqu'au club, non loin, où a lieu la fête. On fait connaissance de façon timide, de part et d'autre. Les dames qui ont organisé la soirée facilitent la conversation avec les militaires en puissance que nous sommes. Plusieurs sont les mères des jeunes filles présentes. Quant aux demoiselles, elles ont été recrutées dans de bonnes maisons d'éducation pour participer à l'effort de guerre en soutenant le moral de ces braves volontaires qui, pour la grande majorité, n'envisageaient nullement comme réelle la possibilité de monter un jour au front. Comme ces jeunes filles sont en quelque sorte en service commandé pour une noble cause on peut supposer que, pour plusieurs, la participation à cette soirée a été vue comme un acte de dévouement gratifiant pour l'ego. La musique invite à la danse les couples maîtrisant plutôt mal cet art, on sert des amuse-gueules et des boissons gazeuses et, avant vingt-deux heures, les membres pensionnaires de la troupe sont retournés au dortoir collégial.
Le lendemain, les gars ont de quoi se vanter auprès de leurs confrères collégiens. Bien sûr, on note quelques exagérations dans les faits rapportés. La soirée surprise, même si elle a été le sujet de vantardise, a été vécue par plusieurs, il faut le dire, comme une expérience artificielle. Rien de comparable, en fait, à la parade vers le Forum et à l'assistance à une joute de hockey remplaçant une soirée bien ordinaire comme pensionnaire au collège.
L'obligation de cet entraînement militaire s'est alors imposé comme transcendant l'importance du régime et des règlements du collège. Bien que, en réalité, les sorties pour les séances d'entraînement n'aient pas créé de conflits sérieux avec les horaires du collège, elles imposèrent quand même parfois des aménagements auxquels les professeurs et autres responsables de l'institution furent forcés de se plier sans mot dire. Pour nous, cela prenait toute une signification; cela démontrait de façon concrète les limites de l'autorité du collège sur nous; cette impuissance de nos maîtres face à plus forts qu'eux nous conférait intérieurement un sentiment accru de pouvoir et de liberté.
À mesure que cette année 1944-1945 avançait, l'évidence de la fin de la guerre devenait de plus en plus grande. En conséquence, la crainte de devoir réellement aller combattre n'était pas là pour nous rappeler combien plus grandes l'autorité et l'emprise de l'état auraient pu s'imposer pour contraindre nos destinées.
Somme toute cette exposition modérée au milieu militaire, si elle a quelque peu contribué à notre émancipation comme adolescents, elle n'a pas eu l'ampleur des changements sociaux entraînés par les expériences de ceux et celles qui ont contribué à l'effort de guerre sur les champs de bataille ou, pour les femmes, dans les usines de fabrication de matériel militaire. L'emploi d'un grand nombre de femmes dans ces usines et dans d'autres postes a contribué à modifier de façon notable le rôle des femmes sur le marché du travail, élargissant et diversifiant, en même temps, leur place dans les diverses sphères de la société.

- Au jour le jour, mars 2007
Une expérience d’entraînement militaire au cours de la guerre 1939-1945
Lors de la deuxième guerre mondiale, les collégiens atteignant l'âge 18 ans étaient tenus de s'inscrire à une période d'entraînement militaire dans l'un des trois corps d'armes: armée de terre, de l'air ou marine. Pendant l'année académique, de septembre à juin, les réservistes ayant choisi le corps de marine se rendaient à l'entraînement, un soir par semaine, pour une durée de deux heures. Le port de l'uniforme, que chacun avait reçu lors de son enrôlement comme volontaire (obligé), était de rigueur lors des séances d'entraînement. Cet entraînement se déroulait au H.M.C.S. Cartier, un édifice de la marine militaire situé sur la rue De la Montagne, à Montréal.
Une discipline certaine
Les séances d'entraînement, qui se déroulaient en anglais, comportaient un certain nombre de cours, mais surtout des exercices de marche, de gymnastique, de port et de maniement du fusil, tout cela dans le cadre de l'apprentissage d'une discipline stricte. L'uniforme devait être porté selon les règles et être d'une propreté constante et impeccable sous peine de sanction; les bottines, en particulier, devaient toujours briller.
En cours d'exercice, rire ou parler à son voisin sans autorisation n'était l'objet d'aucune tolérance. Certains l'apprirent à leurs dépens dès les premières séances d'entraînement. Leur manquement au code de discipline fut sanctionné par une marche forcée, au pas de course, consistant à monter et descendre cent fois une passerelle d'une dénivellation de 10 à 12 pieds, en tenant une arme d'une vingtaine de livres à bout de bras au-dessus de leur tête. Aucune défaillance dans la position élevée des bras, par exemple, ni aucun ralentissement du pas de course dans la portion montante du trajet n'étaient admis sous peine de reprendre à zéro la sanction imposée. L'attitude d'épuisement des fautifs quand ils rejoignaient le rang en disait long sur l'effet dissuasif de la mesure. On comprendra que s'installa dès lors un sain esprit de discipline dans notre unité de réservistes.
L'entraînement militaire a ses bons côtés
La maîtrise des exercices militaires engendre son sentiment de fierté. Dans le cadre des activités d'entraînement les autorités voient aussi à entretenir le moral des troupes. L'ensemble de notre unité ayant maîtrisé la capacité de garder le pas, on sortit un soir parader sur la rue Sherbrooke. Précédés des tambours qui battaient la marche et en rangs de formation on nous conduisit un soir au Forum pour assister à une joute de hockey. Inutile de dire que nous n'étions pas peu fiers de marcher ainsi au pas et en rangs bien droits dans nos uniformes.
En une autre occasion, on nous offrit une parade bien spéciale. Cette parade surprise fut organisée conjointement par nos officiers et des dames « patriotiques » pour nous démontrer combien on avait nos destinées à coeur. Ce soir-là, en arrivant pour la séance d'entraînement, nous ne nous doutions de rien. Il n'y eut pas d'exercices mais une minutieuse inspection des uniformes et des bottines. On nous fit part qu'une sortie se substituait à l'entraînement régulier; à quoi s'ajoutèrent des recommandations bien précises concernant les comportements attendus de notre part lors de cette activité. On avait retenu à notre intention exclusive l'usage d'un club sélect pour une soirée sociale. Nous y allions pour danser, converser et nous y amuser honnêtement. Nous y serions tous accompagnés. Mais comment?