Un passeport pour la Nouvelle-Angleterre

par Jean Joly

Une relation détaillée et documentée d’un voyage à Albany en mars 1729

En 1729, Charles Lemoyne, baron de Longueuil et gouverneur de la ville de Montréal et de ses dépendances, accorde à René Bourassa et à ses deux compagnons une autorisation pour se rendre en Nouvelle-Angleterre afin d’y porter des lettres. La permission est enregistrée au greffe de la ville, le 27 mars 1729.

L’équipage dispose de deux mois pour s’acquitter de sa tâche. Il peut apporter les vivres et provisions nécessaires à sa subsistance durant sa route mais rien d’autre. Il lui est interdit de faire tout commerce directement ou indirectement de même que de transporter toute pelleterie ou autre marchandise prohibée, de rapporter toute étoffe ou marchandise étrangère, tel que le stipule le règlement du roi.

LA PROCÉDURE

À cette époque, les voyages en colonies anglaises sans permis étaient illégaux. Une déclaration royale en date du 22 mai 1724 encadrait l’émission des passeports et précisait la procédure à suivre par les voyageurs autorisés.

Avant le départ, le passeport doit être visé par l’intendant de la ville et enregistré au greffe. De plus, Bourassa doit procéder à la déclaration écrite de la quantité des effets et provisions apportés et la faire vérifier par les juges de la ville qui de plus feront une inspection de l’équipage et en dresseront un procès-verbal.

L’équipage doit passer par le fort Chambly et présenter le passeport, ainsi que la déclaration faite au greffe et le procès-verbal dressé par les juges, au commandant ou, en son absence, à l’officier responsable. Le commandant vérifie le tout et appose son certificat au bas du passeport. La même procédure s’applique à l’aller comme au retour.

À son retour à Montréal, Bourassa devra non seulement présenter son passeport visé par le commandant du fort Chambly, sa déclaration faite au greffe et le procès-verbal dressé par les juges, mais de plus, fournir aux juges de la ville le nom des sujets français rencontrés par l’équipage lors de l’aller, du retour et du séjour à destination.

L’ÉQUIPAGE DE BOURASSA

Le passeport émis à René Bourassa mentionne les noms des deux compagnons, à savoir, L’Ange Lafontaine (L’Ange Guérin dit Lafontaine) et Baptiste Leber. Ce dernier se nomme plutôt François Leber, car il est correctement identifié dans la déclaration de Bourassa au greffier de Montréal, au retour de l’expédition.

D’ailleurs, il n’existe pas de Baptiste Leber dans la région en âge d’accomplir pareil voyage à cette époque. Les trois membres de l’équipage sont de Laprairie. René Bourassa, âgé d’environ 40 ans, est le fils de François Bourassa et de Marie Leber, qui est aussi la tante de son compagnon François Leber, âgé de 22 ans. Bourassa et Leber sont donc cousins. Lafontaine, 28 ans, est un ami de Leber et son futur beau-frère. Enfin le jeune Leber est le fils de nul autre que François Leber, le capitaine de milice de Laprairie.

Bourassa, le chef d’équipe, connaissait bien le chemin de Laprairie à Orange parce qu’il pratiquait déjà le commerce illicite des fourrures avec ce comptoir de traite. D’ailleurs, il avait déjà été arrêté à ce sujet en 1722 et condamné à payer une amende de 500 livres.

Pour leur part, Leber et Lafontaine avaient déjà accompli le trajet vers Orange en janvier de la même année, en compagnie de Joseph Saleur, bourgeois de Québec et voyageur, à la suite d’une permission accordée par le gouverneur Charles de Beauharnois.

Les trois membres de l’équipage connaissaient bien le trajet parce qu’ils n’en étaient pas à leur première excursion à Orange. Ils avaient aussi de bonnes références : des liens de parenté avec le capitaine de milice de Laprairie.

LE DÉROULEMENT DU VOYAGE

Le passeport, enregistré au greffe le 27 mars 1729, accorde 2 mois à l’équipe pour accomplir sa mission. Bourassa effectue sa déclaration par écrit le 28 et le départ a lieu le lendemain 29 mars, à Montréal. Le 31 mars, Pierre Raimbault, lieutenant général de police, de passage à Laprairie pour une enquête, procède à l’inspection du matériel chargé sur trois traînes de clisses. La vérification est faite à La Fourche chez le capitaine de milice de la côte, François Leber. Rappelons que ce dernier est l’oncle de René Bourassa, le père de François Leber et le futur beau-père de L’Ange Guérin dit Lafontaine. Nous sommes presque en famille !

Le commandant du fort Chambly exerce son contrôle le 1er avril.

La destination des lettres, non mentionnée dans le passeport, est en réalité Orange, dans la province de New-York. La ville est citée par Bourassa dans sa déclaration au retour. Le passeport ni aucun autre document connexe ne mentionnent l’objet des lettres, ni le destinataire.

Le poste de traite fortifié, situé à l’intérieur de la ville aussi fortifiée, s’appelait à l’origine Fort Orange (1624). Il était alors situé tout au bord du fleuve Hudson (rectangle). Les Français continuèrent à nommer Fort Orange la ville d’Albany elle-même.

LES VIVRES ET LE MATÉRIEL DE L’ÉQUIPAGE

Dans sa déclaration au greffe, Bourassa énumère les vivres et le matériel qu’il transporte avec son équipe.

Les vivres : 62 livres ¾ de biscuits, 31 livres ¼ de lard, ½ minot de pois, 6 pots et roquilles d’eau-de-vie, 1 quartier de veau, 4 livres de gomme, 1 paquet de racines, 3 pieds de tabac à fumer.

Le matériel : 9 pierres à fusil, 2 batte-feu, 1 tire-bourre, 1 fourreau de fusil, 8 balles, 3 paires de raquettes, 3 traînes de clisses, 1 prélat, 30 brasses de lignes de banc, 2 livres ½ de peaux de chevreuil pour faire des souliers.

La description des vivres donne une bonne idée du menu des voyageurs ; il faut ici comprendre par « paquet de racines » certains légumes provenant d’un potager.

Il est à noter que, parmi le matériel, on trouve des traînes de clisses, c’est-à-dire des traînes faites de minces lamelles de bois et servant à tirer le matériel sur la neige en marchant en raquettes. Les batte-feu sont des allume-feu rudimentaires. Le tire-bourre est un appareil de métal qui, placé au bout d’une baguette, sert à dégager la bourre du canon du fusil, ou encore à le nettoyer, ou à retirer une balle. Le prélat est une toile imperméabilisée utilisée pour recouvrir le matériel. Les lignes de banc sont des cordes ou cordages pour attacher l’équipement ou les marchandises.

Les peaux de chevreuil servent à confectionner des souliers adaptés aux raquettes, au fur et à mesure des besoins. Cette mention dans la déclaration écrite de Bourassa vise à préciser l’usage prévu des peaux, sachant bien que le passeport accordé prohibait tout commerce de pelleteries.

Le 7 mai, le commandant du fort Chambly exerce le contrôle prescrit au retour des voyageurs. Le voyage aller et retour de Chambly à Orange, du 1er avril au 7 mai, a donc duré 37 jours, soit 5 semaines et 2 jours.

Enfin le 11 mai, Bourassa fait sa déclaration au greffe de Montréal et termine sa mission. Les trois déclarent avoir vu à Orange un français qui y aurait conduit Mlle Rolings, l’automne précédent. Madame Rolings était une Anglaise qui s’était enfuie à Orange avec l’aide d’un Français, Étienne Laporte, accusé de voyage illégal en Nouvelle-Angleterre.

Comme toute histoire qui finit bien, le voyage de Bourassa, Leber et Lafontaine se termine par un mariage, celui de L’ange Guérin dit Lafontaine avec Marie-Anne Leber, la soeur de son compagnon François, le 15 mai 1729, soit 4 jours après le retour d’Orange. Et ils eurent 15 enfants…

Note: L’orthographe de Laprairie est celle rencontrée dans le document et celle en usage à l’époque.

Sources

Archives nationales du Canada, C15885

Centre d’archives de Montréal de BAnQ, Fonds juridiction royale de Montréal, Dossier 1, Document 3557

Centre d’archives de Montréal de BAnQ, Fonds juridiction royale de Montréal, Dossier 1, Document 3519

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/

Déclaration du Roi au sujet des Voyages qui se font de Canada en la Nouvelle-Angleterre, du 22e mai 1724, in Ordonnances royaux, déclarations et Arrêts du Conseil d’État du Roi concernant le Canada, Québec 1854.

Dictionnaire généalogique du Québec ancien, des origines à 1765, Bertrand Desjardins, PRDH, Gaëtan Morin éditeur, version 2002

Dictionnaire biographique du Canada, http://www.biographi.ca/fr/

History of the County of Albany, 1609-1886, New-York, 1886

Parc Canada www.pc.gc.ca, Lieux historiques nationaux

Voyage du Sr Franquet de Québec aux trois rivières……, Canada 1752 

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