De quelle histoire parlons-nous ? Le début des années 2000 (jusqu’à tout récemment) a été caractérisé par un débat constant sur l’enseignement de l’histoire au Québec. Mais de quelle histoire parlons-nous ? De l’histoire politique partisane des différentes options politiques ? De l’histoire des francophones du Québec depuis les années 1960, en oblitérant celle qui précède 1960 ? Le philosophe Charles Taylor a développé la thématique de l’histoire « par soustraction » afin d’expliquer certaines tendances lourdes en Occident : « D’après cette vision “soustractionniste” de la modernité, comme ce qui découle de l’effacement des anciens horizons, l’humanisme moderne n’a pu advenir qu’à la faveur de la disparition des formes précédentes »TAYLOR, Charles. L’Âge séculier, Montréal, Boréal, 2011, p. 973. Il a développé cette posture portant sur la transformation d’une société marquée par la religion vers une société dite séculière, au « cadre immanent ». Ici, je l’aborde sous le thème de l’histoire, de la soustraction de ce qui est prémoderne, de la cassure de la ligne du temps, notamment au Québec..
Tout du passé doit-il être compris à l’aune de la « Grande Noirceur »?? Voyons ici le regard critique de l’historien Éric Bédard :
En effet, lorsqu’on n’adhère pas à la vulgate de la Grande Noirceur, on est confiné au camp des nostalgiques ou des réactionnaires. Les plus généreux diront qu’on idéalise les hommes du passé ou qu’on manque d’esprit critique?; les plus sévères, qu’on rêve secrètement de voir les femmes retourner à la maison ou qu’on fait le jeu du grand capitalPlusieurs auteurs, journalistes et polémistes ont martelé ce thème pendant plus de 40 ans au Québec. Depuis quelques années, cette thématique a été fortement critiquée, notamment par l’historien Éric Bédard (Recours aux sources. Essais sur notre rapport au passé. Montréal, Boréal, 2011, p. 12)..
Si on pousse plus loin le préjugé voulant que s’intéresser à l’histoire, ce soit réactionnaire, ne faudrait-il pas, tout simplement, arrêter d’enseigner l’histoire?? Bien évidemment, une telle posture serait suicidaire, intolérable à moyen ou à long terme, et aucun politicien sérieux ne se risquerait à aller dans cette directionPlusieurs aimeraient faire table rase de l’enseignement du fait religieux au Québec ; autre victime collatérale des tenants de l’histoire « par soustraction ». Pouvons-nous réellement faire l’économie de la connaissance du fait religieux dans un monde marqué par la religion ? Poser la question, n’est-ce pas y répondre ?. Mais la question mérite d’être posée, notamment aux personnes qui refusent de considérer l’importance de cet enseignement — je dirais plus, de cette éducation générale.
D’autres questions complémentaires émergent. S’agit-il d’une histoire sans les nuances appropriées sur le continuum historique depuis les balbutiements de la présence francophone en Amérique?? Qu’en est-il de l’histoire des peuples amérindiens?? Accepterons-nous une posture de reconnaissance de la richesse humaine et culturelle inhérente à la survie de ces groupes, ou bien serons-nous enfermés pour l’éternité dans une posture de victimisation liée à des compensations financières basées sur une forme de ségrégation raciale??
Par ailleurs, qu’en sera-t-il de l’histoire des relations entre francophones et anglophones?? Serons-nous éternellement des adversaires ou bien accepterons-nous finalement de devenir de véritables partenaires démocratiques, culturels, économiques, etc. voués à la survie des deux cultures fondatrices du Canada et à la nécessaire obligation de cohabitation au Québec??
Sans oublier l’histoire du fait religieux qui a fondé la communauté et la culture canadienne — française?? Assisterons-nous à la mise à mort finale du religieux dans des discours parfois justes (certains abus), parfois mensongers (que de la noirceur), mais souvent à des années-lumière de l’historiographie québécoise et catholique, pour se complaire dans une idéologie politique tout aussi exclusive que celle qui peut être dénoncée??
Enfin, comment aborder l’histoire des vagues immigrantes successives?? Pouvons-nous reconnaître que ces personnes ont contribué à donner de l’air et une certaine variété génétique à notre peuple malgré quelques replis sur soi occasionnels?? Bref, quelle histoire doit être enseignée??
Histoire et conscience de l’histoire
Quand on pense aux défis de l’enseignement de l’histoire, on ne peut faire abstraction de la mémoire historique, de l’horizon culturel dans lequel peut baigner cet enseignement. Voici ce qu’écrivait le sociologue Fernand Dumont:
Une personne a un avenir en se donnant des projets?; mais cela lui serait impossible sans le sentiment de son identité, sans son aptitude à attribuer un sens à son passé. Il n’en va pas autrement pour les cultures. Elles ne sauraient affronter les aléas de l’histoire sans disposer d’une conscience historiqueDUMONT, Fernand. Raisons communes. Montréal, Boréal, 1997, p. 105. 5) Ibid., p. 108..
Qui dit conscience historique dit d’abord « conscience ». Sommes-nous réellement conscients de l’immense privilège que nous avons d’avoir accès à une quantité phénoménale d’archives publiques pouvant nous aider à comprendre notre histoire?? Nous sommes l’un des seuls endroits sur la planète où il n’y a pas eu de guerre majeure depuis plus de quatre siècles. Bien que l’on reproche tout et rien à l’Église catholique, on ne peut qu’être reconnaissant de l’immense privilège que nous avons d’avoir accès aux actes religieux en continu (ou presque) depuis 1621, sans oublier l’immense chance de pouvoir compter sur des actes civils tout aussi riches provenant des archives notariales. Il y a ici un défi : la reconnaissance d’un patrimoine unique au monde.
Histoire et repères historiques
Fernand Dumont a écrit ceci à propos de l’enseignement de l’histoire :
L’enseignement de l’histoire propose des courbes d’évolution historique?; n’est-ce pas aussi dans l’environnement, dans le paysage quotidien que l’on doit reconnaître les symboles et les repères d’une continuité et d’une mémoire de sa propre humanité?? Telle est bien la signification première du patrimoine?; et on a tort de le ramener parfois à une attraction pour touristes ou à une aimable toquade d’archéologue amateur, alors qu’est en cause l’essentiel de ce que j’appelais la culture comme milieu. Quand je me promène dans une ville ou un village, je perçois à chaque pas des signes d’une humanité, la profondeur d’un passé?; cela n’a rien à faire avec la nostalgie du poêle à bois ou de la chaise berçante.
Depuis 2006, j’ai développé une posture sur l’histoire des francophones d’AmériqueRéflexion amorcée depuis 1999 (et même avant), mais cristallisée depuis 2006 dans des articles, livres, conférences, émissions radio, chroniques à la télévision, dont quelques articles parus dans La Rivardière., et elle va dans le sens du propos de Dumont. On ne peut s’accepter soi-même et accepter l’autre qu’en consentant à un double mouvement : plonger dans sa propre histoire pour tenter de comprendre le présent, et ouvrir les bras à l’inconnu de l’avenir dans ce qu’il comprend de nouveautés, de défis. Ce double mouvement empêche d’abord de s’enfermer dans l’extrême nostalgie tout en permettant d’avoir un accès plutôt neutre et tolérant à la lumière des traces du passé. Il permet également de comprendre les vagues culturelles successives au cœur des changements historiques opérés.
Prenons un exemple, soit l’existence de notre aïeul Nicolas Rivard. Dans quel contexte est-il arrivé?? Nous savons que c’est un adulte défini lorsqu’il passe de la France à la Nouvelle-France. Maints articles de La Rivardière tendent à prouver ce point. Nous savons que le contexte politique était celui du système féodal français et que le Québec était une colonie de la France. Nicolas Rivard demeure d’abord aux alentours du gouvernement local de Trois-Rivières. Nous savons qu’il fait partie des pionniers de Batiscan, de ceux qui ont compté dans l’imaginaire du lieu, dont l’épisode de la querelle temporaire entre les habitants du lieu et les Jésuites avait fait la chronique – querelle à propos de l’arpentage des terres. Voici un extrait présentant les forces en présence :
Nicolas Rivard, homme assez violent, procédurier sagace, fut chargé de rédiger un factum impliquant à la fois les Jésuites du Cap et l’arpenteur Du Buisson. Nous n’avons pu malheureusement retracer le texte de ce réquisitoire. Mais nous en connaissons les principaux arguments par la réplique de Jean Cusson, choisi procureur de l’autre partie et qui
les énumère l’un après l’autre dans sa tentative de réfutationDOUVILLE, Raymond. La seigneurie de Batiscan. Chroniques des premières années (1636-1681). Batiscan, Les Éditions du Bien Public, 1980, p. 42..
J’ai même écrit quelques lignes d’une chanson à ce sujet car, malgré cette bataille épique, les célébrations liturgi-ques avaient tout de même lieu dans la maison de l’ancêtre Rivard, soit avant la construction de la première église paroissialeHOUDE, Réal. Chanson intitulée « Nicolas Rivard » dans Le présent du temps (disque). Saint-Bruno-de-Montarville, 2011.. Prenons un instant pour vérifier ce qu’était la seigneurie de Batiscan au moment de sa fondation, dans quel contexte culturel, politique et religieux elle avait été fondée :
Batiscan fut donc accordé aux Jésuites « pour l’amour de Dieu » comme l’acte le spécifie, le 13 mars 1639 par « Messire Jacques de la Ferté prestre, conseiller, aumosnier ordinaire du Roy, abbé de Ste Magdeleine de Châteaudun, chantre et chanoine de la Sainte Chapelle
du Palais Royal à Paris »DOUVILLE, Raymond. La seigneurie de Batiscan. Chroniques des premières années (1636-1681). Batiscan, Les Éditions du Bien Public, 1980, p. 8..
Voilà pour le facteur humain, mais prenons le temps de constater que ces premiers colons ont abouti sur un territoire d’une immense beauté, où un lien affectif s’est développé dès l’instant de l’installation et, pour plusieurs, de l’enracinement. Il convient ici de rappeler les mots de Pierre Boucher à propos de la région de Batiscan/Sainte-Anne de la Pérade :
Depuis la riviere Sainte Anne juSques aux trois-Rivieres, qui contient environ dix lieuës de pays, les terres y Sont tres-belles & baSSes?; le bordage le long du grand Fleuve eSt Sable ou prairies?; les foreSts y sont tres-belles & bien-aisées à défricher. Depuis Quebec juSques aux trois-rivieres, il n’y a point d’ISles, Sinon deux petites d’environ une lieuë de tour chacune, & qui Sont proche de la terre-ferme du coSté du Nort?; elles Se nomment l’ISle Sainte Anne, l’ISle Saint EloyBOUCHER, Pierre. Histoire véritable et naturelle des mœurs et production du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada. Version originale commentée. Boucherville, Société historique de Boucherville, 1964, p. 33-34..
Mot de la fin… mais pas la fin du mot
En se promenant à Batiscan — notamment en visitant le vieux presbytère de Batiscan —, sans avoir le désir de revenir au temps des premiers colons, on ne peut qu’être admiratif devant la profondeur de notre histoire, la ténacité et l’espérance de nos aïeules et de nos aïeux. Cette admiration doit aussi être au cœur de l’enseignement de cette histoire. Si on en dénigre une partie, n’est-ce pas nous-mêmes que nous dénigrons?? Le défi demeure et demeurera toujours la tension, le point d’équilibre entre la connaissance, l’appréciation de notre histoire — dans une dynamique de reconnaissance, de gratitude —, et l’ouverture à l’autre, à la nouvelle venue ou au nouveau venu (d’ici ou d’ailleurs), afin de l’intégrer et de continuer à créer ensemble une histoire toujours nouvelle, inédite, mais dont nous reconnaissons les origines, les fondements, les apports culturels, historiques, sociologiques, génétiques et généalogiques. Le progrès social est à ce prix.