L’eau potable à La Prairie : de Magtogoek au 21e siècle

L’eau potable à La Prairie

Le magnifique fleuve St-Laurent a profondément marqué l’histoire de La Prairie. Lorsqu’ils ouvrent machinalement le robinet d’où coule l’eau douce à volonté, les citoyens de La Prairie prennent-ils conscience de la proximité de l’immense réservoir qu’est le fleuve?

Cette voie d’eau permettait aux Amérindiens communication et commerce. On y pêchait le poisson en abondance et on s’arrêtait sur les rives pour camper. Lors de fouilles archéologiques, on a trouvé de nombreux artéfacts, témoins de leur présence. Pour les Amérindiens c’était le fleuve aux grandes eaux : MAGTOGOEK.

Nos ancêtres venus de France, installés dans le Fort de 1704, ont certainement admiré cette masse d’eau douce, courante et poissonneuse. C’est au fleuve qu’ils allaient pour satisfaire leurs besoins quotidiens.

Tout au long du Régime français, les besoins d’eau potable se sont accrus alors que la population grandissait rapidement. Dans les années 1750, l’ingénieur Franquet souligne l’importance du village : « centre nerveux de son espace seigneurial et l’un des plus considérables de la colonie ».

La conquête donne une forte impulsion au commerce. Trente pour cent d’anglophones, vers 1820, injectent des capitaux dans le commerce. Les bateaux-vapeur et le train favorisent les échanges. C’est de façon fort élogieuse que le Père Tellier décrit le village en 1844 : « une agglomération d’habitations percée de larges rues pavées, ornées de trottoirs de bois, garnies de maisons élégantes et de riches magasins (…) population de 2000 âmes ».

Quel désastre que le grand feu de 1846! La population, impuissante, regarde ce feu qui détruit 300 maisons. Le grand fleuve est là, mais encore faut-il organiser l’amenée d’eau!

Le village se reconstruit et l’église qui a été épargnée demeure le cœur du village. Administrateurs, médecins et notaires y tiennent bureau. Les magasins généraux avoisinent les ateliers d’artisans. Le bâti est passablement dense et l’eau se doit d’être à la portée de la main. Chaque maison a son puits, cependant, lors d’une sécheresse d’été, l’eau ne suffit pas. C’est alors l’époque des « charroyeurs d’eau ». Ceux-ci remplissent les citernes publiques, creusées dans le sol à des endroits stratégiques. Il faut se protéger du feu! Les résidents sont également leurs clients.

Les « charroyeurs d’eau » entrent dans le lit du fleuve avec cheval et voiture jusqu’à demi-moyeux. Les « tonnes » (tonneaux) sont remplies à la chaudière. L’eau est de piètre qualité, car la vague y mêle du sable. En 1860, un règlement du village leur fait défense « de vendre de l’eau d’en bas du quai ». Le chevalier André Narcisse de Lamothe organise un système actionné par un moulin à vent et offre en 1882 de « l’eau pure venant du chenal ».

Tout ceci est nettement insuffisant et les propriétaires du village gardent souvenir du grand feu de 1846. De plus, ils font face à un sérieux problème. La compagnie d’assurances Goad refuse carrément d’assurer certaines maisons; les bâtiments mieux construits ou mieux protégés par leurs toits de métal sont sérieusement dévalués par la compagnie.

Le temps est venu d’organiser un aqueduc. Les discussions vont bon train. Qui s’en charge? Un consensus se dégage : l’aqueduc est confié à l’entreprise privée. Possédant un modeste capital et s’étant assuré de pouvoir emprunter, le capitaine Médard Demers offre ses services à la Corporation du village. On lui accorde le contrat en 1883 et le système entre en fonction en 1885. C’est d’abord le vieux village qui sera servi, puisque c’est là que sont concentrés les bâtiments plus importants.

Médard Demers confectionne des tuyaux de BOIS et installe son usine (!) de pompage près du fleuve, rue Saint-Ignace, lot no 22, et érige un réservoir hors-sol tout près de la rue Saint-Philippe. Deux moulins à vent tirent l’eau du fleuve et un moteur de 25 chevaux-vapeur pousse l’eau dans le réservoir.

Médard Demers s’est engagé par contrat à installer des bornes-fontaines, il devra les protéger du gel par des boîtes protectrices en bois. Pour bénéficier des services d’eau courante les propriétaires doivent obligatoirement signer un contrat de 3 ou 6 mois. Seuls sont desservis ceux qui ont signé contrat. Les prix varient si le client possède un bain et une « closet ». Pour les hôtels, il faut multiplier selon les services rendus. Demers creuse les rues, installe ses tuyaux et doit remettre la chaussée en bon état. Nous sommes à l’époque du macadam, mais Demers répare avec du schiste, ce qui est plus économique, mais que de poussière! et les citoyens s’en plaignent.

Les bâtiments de l’aqueduc brûlent en 1895, Demers rebâtit et insère des tuyaux de FER dans les tuyaux de bois. Ses finances sont précaires; il sollicite un octroi de 1600 piastres et un emprunt de 4500 piastres de la Corporation. Demers, qui avait obtenu le privilège exclusif pour l’aqueduc jusqu’en 1908, en vient à souhaiter l’expropriation.

Depuis les débuts en 1885 et jusqu’en 1904, la population se plaint : l’eau est sale et malsaine, la pression insuffisante. Les propriétaires sont profondément divisés; le Conseil de la Corporation est à 3 contre 3 : on intente un procès pour que l’aqueduc soit municipalisé. Les partisans de Demers gagnent et le contrat est reconduit jusqu’en 1923. Le vote du Maire L. C. Pelletier, avocat, est prépondérant.

Alexandre Demers, nouveau propriétaire, soumet un plan pour améliorer le système. La population grandissante exige que l’aqueduc couvre le Fort-Neuf en plus du vieux village, en traversant la rue Saint-Georges jusqu’au terrain du Grand Tronc. De 1904 à 1923, on fait à peine mention des eaux usées. À quel rythme l’aqueduc et le système d’égout ont-ils été installés? Les documents que nous avons pour consultation ne nous renseignent pas à cet effet. Signalons ici qu’Alexandre Demers a construit sa résidence, après 1907, sur le lot no 22, rue Saint-Ignace. Cette maison deviendra l’hôtel de Ville lors de l’expropriation de 1923, dont le prix officiel sera de 50 000,00 $

La question d’évacuation des eaux usées a longtemps inquiété la population, les épidémies se succèdent, surtout la fièvre typhoïde. En 1912, un résident se plaint du manque d’égouts et au nom de plusieurs citoyens, il se plaint de la lenteur à éliminer les fosses-fixes. Le docteur T. A. Brisson, ancien maire du village, se mêle activement au dossier. C’est à lui que l’inspecteur A. Beaudry, du bureau provincial d’hygiène, s’adresse pour avoir les renseignements exacts sur l’état des installations. Car « d’après la conversation avec (…) le préposé aux pompes j’ai compris que je ne pourrais avoir de là des renseignements exacts ».

Le docteur T. A. Brisson avait déjà, en 1895, adressé au Bureau d’hygiène de la province un formidable réquisitoire contre le système d’élimination des eaux usées.

Les épidémies de picote (variole) et surtout de fièvres typhoïdes, se répétant, année après année, il avait demandé que Québec intervienne. Il se butait à la puissance des forces politiques locales que les notables appuyaient.

La Corporation du village devient donc propriétaire de l’aqueduc en 1923; la population de La Prairie a enfin gagné! En 1924, le Conseil publie le premier compte d’opération. Il y a beaucoup à faire et en 1927, on construit une usine de filtration, les épidémies qui se continuent l’exigent. On achète une pompe automatique au prix de 500,00 $. Un citoyen a même la surprise de voir sortir un « méné » de son robinet.

Le docteur T. A. Brisson, dans une lettre adressée au Conseil, datée du 1er avril 1931, presse les élus d’établir « un système d’égouts approprié ». En 1927, le Conseil avait agrandi les bâtiments, installé une nouvelle prise d’eau de 14 pouces avec une extension de 230 pieds. Le tuyau principal avait un diamètre de 18 pouces.

Entre les années 1930 et 1955, La Prairie, petite ville, améliore les services d’aqueduc et d’eaux usées. Un événement majeur viendra modifier le bassin de La Prairie; le fleuve aux grandes eaux.

Le gouvernement fédéral construit la Voie maritime du St-Laurent. Dans la partie du fleuve où se trouve le bassin, le débit de l’eau est désormais rigoureusement contrôlé par les écluses de Sainte-Catherine et de Saint-Lambert. Une digue est érigée pour faire un mur entre le bassin et le fleuve à l’eau courante. S’ajoute à cette enclave la forte pression sur la qualité de l’eau causée par une urbanisation galopante et l’implantation d’usines dont les rejets polluants viennent changer radicalement la qualité de l’eau.

Les odeurs nauséabondes venant du bassin témoignent de la gravité de la détérioration de l’eau. Heureusement que La Prairie avait placé sa prise d’eau de l’autre côté de la digue, à 400 pieds de distance; dans cette eau courante du fleuve que les rapides de Lachine avait oxygénée.

Depuis 1990, la très grosse usine de traitement des eaux de Sainte-Catherine collecte tous les rejets d’eaux usées de la région. On rejette dans le fleuve une eau plus convenable mais non potable.

Le réseau du Vieux La Prairie est complètement reconstruit en 1978. Devenu très vétuste, il est dangereux; les eaux de rejet risquent de s’infiltrer dans l’aqueduc.

Et c’est en 1995 qu’on effectue une même reconstruction sous la rue Saint-Georges (surnommée le Broadway à la fin du siècle dernier). On y remplace les vieux tuyaux de grès ou de fonte grise. Pour l’aqueduc et le sanitaire, on installe du PVC, pour l’égout pluvial, on utilise des tuyaux de béton.

Le magnifique fleuve Saint-Laurent, le fleuve aux grandes eaux, MAGTOGOEK, qui fournissait depuis des siècles une eau pure et une abondance des meilleurs poissons d’eau douce, a été soumis à des mesures draconiennes pour réparer les dommages subis. Heureusement qu’à La Prairie, les amants de la nature peuvent se rendre sur ses rives pour y contempler les admirables couchers de soleil.

Il n’en reste pas moins qu’entre le fleuve et le robinet, c’est une affaire de coût! Jamais plus les descendants des premiers colons ne pourront goûter l’eau du grand fleuve qui, à l’origine, était pure, féconde et si bonne à boire.

Sources:

Aubin, Michel, Inventaire des actes notariés du village de La Prairie 1670-1860, SHLM, 1975.

Bach, Frédéric, Villeneuve, Claude, Le fleuve aux grandes eaux, Éditions Québec-Amérique, SRC, 1995.

Fonds Élisée Choquet, Archives SHLM.

Lavallée, Louis, La Prairie en Nouvelle-France, Éditions McGill-Queen’s University Press, 1992.

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