Nous sommes le 17 mai 1815. Louis-René Chaussegros de Léry, Écuyer et Grand-Voyer pour le district de Montréal, s’amène chez Michel Dupuis, au village de La Prairie, où sont rassemblés l’inspecteur Joseph Hébert, le capitaine Joseph Hébert, Jean-Baptiste Raymond, écuyer, François-Jérémie Denau, Louis Denau, le capitaine Raphaël Brosseau, Nicolas Gagnon, Louis Demers et une trentaine d’autres propriétaires de terres ou d’emplacements de la paroisse.
À cette époque, le Grand-Voyer est responsable du développement et de l’entretien des voies publiques dont, entres autres tâches, celles de construire les chemins ainsi que les ponts, de les modifier ou réparer. Depuis 1766, une ordonnance du gouverneur Murray accorde un Grand-Voyer à chaque district de la province. En 1796, une loi confirme ses fonctions et permet même à ce dernier de nommer des inspecteurs locaux, tel l’inspecteur des chemins, Joseph Hébert, cité ci-haut.
Que se passe-t-il donc pour mobiliser tout ce beau monde? En fait, un groupe de propriétaires avait fait parvenir, à Louis-René Chaussegros de Léry, une demande de modification majeure au chemin de St-Jean. Suite à la réception de la requête, le Grand-Voyer l’avait fait lire et afficher à la porte de l’église paroissiale, après la messe du dimanche, le 14 mai, avec une invitation à tous les intéressés à se rendre chez Michel Dupuis, le mercredi suivant. C’était la procédure habituelle dans pareil cas.
En 1815, le chemin de St-Jean part près du fleuve, passe par la rue actuelle du Boulevard, donc derrière l’église, et se dirige vers la rivière St-Jacques qu’il longe jusqu’au chemin de Fontarabie. D’ailleurs, par la suite, dans certains actes notariés, la rue du Boulevard portera aussi le nom de « Ancien chemin St-Jean ». Sur le plan figuratif dressé par le Grand-Voyer, la ligne brisée, apparaissant au bas, représente l’ancien chemin (le surligné est un ajout pour fins d’illustration).
Les habitants s’intéressent vivement aux chemins, non seulement à ceux qui passent à leur porte mais aussi à ceux qu’ils doivent emprunter pour vaquer à leurs activités. Ainsi, beaucoup se plaignent de ne pouvoir entrer au village, à deux périodes de l’année, à cause des inondations, soit au printemps et à l’automne.
La requête concernée vise à déplacer le chemin de sorte qu’il parte près du fleuve, en plein village, passe devant l’église et quitte le village en longeant la Commune jusqu’au chemin de Fontarabie, soit grosso modo, son tracé actuel. Sur le même plan figuratif, la ligne presque droite, apparaissant au haut, représente le nouveau chemin (le surligné est un ajout pour fins d’illustration). Tous ne voient pas ce changement du même œil. Près du village, la veuve Nolin s’y oppose ainsi que six autres propriétaires de terres du côté de Fontarabie, situées un peu avant que la rivière ne bifurque. D’autres de la Bataille, La Fourche, Ste-Catherine et La Tortue s’y objectent également.
Le projet constitue vraiment un « grand dérangement », d’abord parce que le déplacement envisagé est physiquement important; il touche un segment du chemin de 24 arpents de long; ensuite parce que les répercussions chez certains habitants sont majeures. Pensons en effet à ceux dont les maisons et bâtiments sont situés près de l’ancien chemin ou entre celui-ci et la rivière; ils n’apprécient guère voir le chemin reporté à l’autre bout de leur terre. Pas moins de 24 petits ponts enjambent les ruisseaux et les coulées pratiquées par les habitants pour l’égouttement de leurs terres, en plus du grand pont qui franchit la rivière.
Ainsi donc, tout indique que l’on discute fort lors de la réunion du 17, dans la maison de Michel Dupuis. D’autant plus qu’une requête identique avait déjà été soumise au même Grand-Voyer, au cours de l’année 1809 et qu’une pareille assemblée avait eu lieu. Toutefois, Louis-René Chaussegros de Léry, par la suite, n’avait pas rédigé de procès-verbal. Il faut savoir que la décision d’un Grand-Voyer, dans le cas d’une construction de chemin, se manifeste par la rédaction d’un procès-verbal, lequel devient exécutoire une fois homologué par une instance judiciaire. Or, la requête et l’assemblée de 1809 n’ont pas eu de suite. Probablement que les requérants ne représentaient pas la majorité et que les opposants au projet l’ont emporté.
Mais, en 1815, le contexte diffère malgré l’expression de plusieurs oppositions, si bien qu’à l’assemblée du 17 mai, le Grand-Voyer fait lecture de la requête, entend les avis et opinions puis invite tous les intéressés à se rendre sur les lieux du tracé envisagé, le vendredi suivant. À dix heures, le matin du 19 mai 1815, le Grand-Voyer, accompagné du Major Raymond, de François-Jérémie Denau, du capitaine Raphaël Brosseau, de Nicolas Gagnon, Louis Demers, Amable Robert, Charles Duquet, Raphaël Demers, Joseph Côté, Jacques Senécal, Joseph Barilles, Joseph Normandin, Étienne Duclos, l’inspecteur Joseph Hébert et beaucoup d’autres se rend sur les lieux et, après avoir entendu les avis favorables et défavorables, prend la décision d’ordonner le changement demandé et rédige son procès-verbal.
Ce procès-verbal précise le tracé du nouveau chemin, à partir du fleuve jusqu’au chemin de Fontarabie et mentionne tous les propriétaires des terres et des emplacements qu’il traverse. Il ordonne l’abolition de l’ancien chemin, puis la construction d’un pont sur la rivière St-Jacques et celle de deux levées pour prévenir les inondations. Les travaux prescrits prennent la forme de corvées réparties entre tous les habitants concernés, depuis La Bataille, St-Raphaël, Fontarabie jusqu’à La Tortue et Ste-Catherine. Pas surprenant que les gens suivent alors le dossier de près. On dirait aujourd’hui un projet de route 30!
Mais, le procès-verbal ne constitue pas le point final. La procédure stipule qu’il doit être lu et affiché à la porte de l’église, après la messe du dimanche de même que les lieu et date de l’homologation prévue. L’inspecteur des chemins, Joseph Hébert, s’en charge et conserve le procès-verbal chez lui pendant huit jours, conformément à la procédure, avant de l’envoyer au Grand-Voyer; ce mécanisme permettra aux opposants de préparer une riposte en vue de l’homologation prévue le dix juillet, à la Cour de Quartier des Sessions de la Paix, à Montréal.
Maître Stuart, avocat, présente alors à la Cour une opposition à l’homologation du fameux procès-verbal, au nom de Raphaël Brosseau, écuyer et de plusieurs autres habitants du village, de La Fourche, Fonrarabie, La Bataille, Ste-Catherine et La Tortue. De toute évidence, il n’obtient pas gain de cause puisque la Cour de Quartier de Session de la Paix décide de procéder à l’homologation du procès-verbal, le 19 juillet 1815, ce qui le rend exécutoire.
Et le nouveau chemin de St-Jean fut, puisque nous roulons aujourd’hui dessus. Fait cocasse à noter : au sortir du village, il passait devant l’entrée du verger de l’inspecteur des chemins.
Le lecteur intéressé trouvera le procès-verbal au local de la SHLM avec le plan figuratif dressé par le Grand-Voyer, pour consultation seulement, trop tard pour une opposition!
Sources :
BANQ, Centre des archives de Montréal, E2, S1, D4
Procès-verbaux du Grand-Voyer Louis-René Chaussegros de Léry, 16 mars 1813-11 septembre 1816 : pp. 81-86, no 182, 19 mai 1815
Procès-verbal qui change une partie du chemin qui conduit de La Prairie à St-Jean dans la Paroisse de la Prairie de la Magdeleine (#182)
BANQ, Centre des archives de Montréal, P60, S7, P8
Plan Figuratif d’un Espace de Terre Enclavé entre La Commune Et le Chemin du Roy telle quillexiste depuis le Chemin de descente chez Pierre Gagnon à venir Jusques dans le Village des Prairies.
S. R. C. de Léry G.V.
Fonds Élisée Choquet, SHLM
http://www.ville.quebec.qc.ca/fr/ Grand-Voyer