Frontenac à Chambly et à La Prairie
Monsieur Des Bergères et sa troupe sont cantonnés pour quelques mois à La Prairie et ensuite à Boucherville avant que le capitaine ne soit nommé par le gouverneur Frontenac, commandant au fort Chambly à l’été de 1690. Son jeune chien « Niagara » est en pension dans une des familles récemment évacuées de la seigneurie de Chambly. À l’intérieur du village palissadé de La Prairie, pendant cette période de guerre, « Niagara » profite de l’occasion pour se faire connaître de plusieurs citoyens de La Prairie et d’animaux de son espèce et surtout selon l’historien le sieur de Catalogne, « d’une chienne chaude » de la place.
Dans une lettre adressée au ministre, le 5 septembre 1692, le gouverneur Frontenac dit au sujet du commandant du fort Chambly, Monsieur Des Bergères : « il n’y a ici de commandant dans aucun fort qui tiennent les choses en si bon état qu‘il le fait, qui soit plus vigilant et sur qui on doive plus s’assurer ». Parce qu’il a vu le capitaine Des Bergères à l’œuvre lors d’une visite au Fort Chambly, Frontenac ajoute au sujet du danger qui y existe : « ce poste est le plus jalousé et le plus exposé de tous. Chambly est une clef du pays et les ennemis iroquois sont presque tous les jours au pied de ses palissades. »
Niagara en poste au Fort Chambly
Une fois que son maître le capitaine Des Bergères fut à son poste au Fort Chambly, on s’est aperçu des nombreuses absences de son chien Niagara. Maintenant âgé de trois ans, il se mit à faire quelques voyages aller-retour pour voir son amie canine de La Prairie et cela même si « les avenues étaient souvent occuper par l’ennemi Iroquois ». Contrairement aux chiens du pays qui n’étaient qu’apprivoisés, Niagara était un chien domestiqué. Eux s’attaquaient aux animaux de basse-cour et hurlaient sans raison; Niagara ce gros chien gardien bien nourri par son maître était rusé et avait au besoin, un aboiement extraordinaire qui communiquait la terreur-panique aux ennemis. Il portait très bien son nom… qui signifiait en Érié : « celui qui fait gronder le tonnerre ».
À chaque année, pourtant sur le qui-vive au temps des moissons, on enregistre de nombreuses victimes à La Prairie, Boucherville et Chambly. Un fatidique lundi 4 septembre 1690, 11 habitants, dont 3 femmes et une jeune fille qui travaillaient aux champs ainsi que 10 soldats de la garnison de Monsieur de Grès qui étaient de garde, sont pris ou tués par un important parti d’Iroquois à l’attaque de la fourche à La Prairie. (La fourche est le premier embranchement de la rivière Saint- Jacques, connue sous le nom du ruisseau des prairies, située à 2,5 kilomètres à l’est du fort. L’habitant Jean Duval et d’autres victimes y avaient leurs terres. Aujourd’hui ce site est occupé par l’école « Émilie-Gamelin » et le Parc-de-la-Magdeleine.) « Avant l’arrivée des secours, les Iroquois eurent le temps de mettre le feu aux maisons, à quelques tas de foin et de tuer des bêtes à cornes ».
Le 3 décembre suivant cette attaque, Louis Geoffroy, missionnaire Sulpicien, « certifie avoir été chercher dans le bois, le reste des ossements de deux hommes tués lors de cette attaque. La sépulture de Jean Bourbon de cette paroisse et d’un autre qu’on n’a pu savoir qui il était, tant il avait été défiguré par les iroquois, a eu lieu en ce jour, les autres victimes ayant été enterrées avant mon arrivée, le jour du combat » (2).
Niagara arriva au village palissadé de La Prairie après une de ces nombreuses attaques surprises et « il fut reconnu par les soldats de la garnison qui en avertirent le commandant », M. le Chevalier de Grès. « Craignant que quelques Français avec qui Niagara aurait pu venir n’eussent été pris par les Iroquois, l’officier eu l’idée d’écrire une courte lettre qu’on attacha au col du chien ». Niagara passa la nuit chez des amis de La Prairie et le lendemain matin après lui avoir donné à manger, « on le fustigea et le mis hors du fort en le menaçant si bien qu’il s’enfuit aussitôt en direction de Chambly ». Après avoir parcouru le trajet de quatre lieues (15 km) Niagara se présenta à son maître la lettre au col, que le capitaine Des Bergères lui enleva.
Fier de son chien, le capitaine après lecture de la lettre, décida de le renvoyer lui mettant la réponse au col. Par cette manière Niagara fut établi estafette (courrier) entre les avants postes de Chambly, Boucherville et La Prairie.
Monsieur de Niagara le « Courrier du Roi »
Vers la fin de l’année 1690, M. Des Bergères, le « Mousquetaire Noir » commandant au fort Chambly, fit des représentations à Monsieur le Marquis de Vaudreuil, le commandant des troupes de la marine en Nouvelle-France et gouverneur de Montréal (en l’absence de M. de Callières), lui demandant « pour son chien Niagara une solde de soldat pour ses précieux services et pour garantir sa ration. Ce qui lui fut accordé et il fut incorporé sur les rôles du soldat sous le nom de Monsieur de Niagara ».
Par la suite, nous présumons qu’on lui confectionna deux sacs de cuir avec harnais pour faciliter les mouvements et déplacements du chien. Car Niagara jouait maintenant un rôle auquel personne n’avait songé au départ, en tant qu’estafette il apportait maintenant les dépêches, les édits, les arrêts et ordonnances, les ordres militaires ainsi que le courrier du roi d’un poste à l’autre. (En 1690, le soldat gagne 6 sols par jour et paie 1 sol et 6 deniers par jour pour sa ration).
Le fort de Chambly sur le Richelieu était rapidement devenu un district militaire important qui servait de chien de garde, territoire tampon entre le cruel ennemi iroquois et la grande région de Montréal. À l’époque on dit du petit sentier, « le chemin de Chambly », traversant la dense forêt entre le fort Chambly et le petit village de Longueuil : « il est bourbeux, marécageux, parsemé d’étangs et de ruisseaux comme autant d’obstacles pour les chevaux et carrosses ou les marcheurs » (3).
Le chien, Monsieur de Niagara, vécut à cette époque tragique et brutale un épisode unique dans les annales militaires de la Nouvelle-France. Il était la sentinelle à l’extérieur du fort « très exposé » de Chambly qui devait toujours être prêt à signaler la présence de l’ennemi. Aussi, officiellement le « Courrier du Roi », il portait des messages écrits, en toutes saisons (4) d’un poste à l’autre, s’esquivant des prédateurs, loups, ours et chats sauvages, et surtout des pièges et des embuscades iroquoises mieux que tout homme n’aurait pu le faire et cela jusqu’à sa mort. Un historien affirme que sa mort a lieu en 1700 à savoir l’année précédant la signature de la « Grande Paix de Montréal ».
On trouva même le moyen de le faire vivre plusieurs années après sa mort. Lorsqu’un officier était à Chambly pour passer la garnison en revue militaire, on justifiait l’absence de Monsieur de Niagara en prétendant « que le brave était ou en course ou en chasse ».
Selon l’historien Benjamin Sulte et plusieurs autres, l’image de ce chien exceptionnel devrait être coulée dans le bronze pour la postérité…
Texte et recherche de : Albert LeBeau,
Membre de la Société d’Histoire de la Seigneurie de Chambly et de la Société d’Histoire de La Prairie-de-la-Magdeleine.
Notes
(2) Les autres victimes sont : Lamothe, Latreille, Beaulieu, Larose et D’Auvergne tous soldats de la garnison du capitaine Louis-Joseph-Hyacinthe Legouès sieur de Grès et de Merville ainsi que deux habitants de La Prairie :
Jean Duval, 48 ans, père de 6 e nfants et Jean Bresleau dit Barreau, 39 ans, père de 4 enfants.
Jean Bourbon, 37 ans, lui était père de 3 enfants.
Claude Aumart, 46 ans, domestique des Jésuites, capturé il fut emmené en Iroquoisie et brûlé.
Mathieu Faye dit La Fayette, 49 ans, et sa femme, Marguerite-Françoise Moreau, 35 ans, capturés mais plus chanceux; ils s’échappèrent du pays des Iroquois 4 ans plus tard (i.e. possiblement impliqués dans un échange de prisonniers) et regagnèrent La Prairie en 1694.
Ils étaient parents de 6 enfants et en eurent un autre; Élizabeth, le 11 juillet 1695 à La Prairie.
Six semaines plus tard, Mathieu Faye est de nouveau attaqué par des Iroquois. Cette fois-ci, il est tué ainsi que son jeune fils André, 7 ans, le 29 août 1695.
Ce même jour, 29 août 1695, Joachin Leber, 31 ans, marié à Jeanne Cusson (veuve de Jean Bresleau) a été pris et emmené pour être torturé et brûlé par les Iroquois.
(3) Le danger à chaque détour: En 1691, Jean Bessette, âgé de 18 ans, réfugié de Chambly et maintenant résident de La Prairie est capturé par les Iroquois à la côte St-Lambert de La Prairie et il est scalpé sur place*. Laissé pour mort, il survit à son supplice et quatre ans plus tard épousera Marie-Anne Benoit (veuve de Jean Bourbon) à La Prairie, le 16 mai, 1695. Marie-Anne Benoit, 32 ans, meurt à son tour, tuée par les Iroquois, le 9 août, 1697.
*Aussi scalpé et survivant de cette attaque, Joseph Dumay, 33 ans de La Prairie. Joseph est père de trois enfants et son épouse, Marguerite Guitaut est enceinte d’un quatrième.
(4) Les risques du métier de courrier… « Cet hiver le soldat LePrince, soldat de la garnison de Chambly a été trouvé gelé dans les prairies. Sa sépulture a lieu à La Prairie le 5 février, 1694 ».
Bibliographie
Dictionnaire Biographique du Canada, W.J. Eccles
Dictionnaire Général du Canada, tome 1, P.L. LeJeune
LACOURSIÈRE, Jacques, Histoire du Québec. Septentrion, Québec, 1995.
DESROSIERS, Léo-Paul, Iroquoisie, tomes 3 et 4, Septentrion, Québec, 1999,
SULTE, Benjamin, Histoire des Canadiens français et Mélanges historiques, vol. 9, pp 16-17
JETTÉ, René, Dictionnaire généalogique des familles du Québec.
TANGUAY, Cyprien, Dictionnaire généalogique des familles canadiennes,
BULLETIN des Recherches Historiques, Vol.13 No. 5, Vol.22 No. 8, Vol. 51 No. 12.
FAUTEUX, Aegidius, Le duel au Canada, 1934
DELÂGE, Denys, Le Cahier des Dix, No. 59 (2005) Histoire des chiens dans la rencontre des Français et des Amérindiens.
DE CATALOGNE, Gédéon, Collection de manuscrits contenant lettres et autres documents historiques relatifs à la Nouvelle-France, vol. 1, BLANCHET, Jean, Québec, s.n., 1883, pp. 606 et 607
FORTIN, Réal, Les Secrets Du Fort Chambly, 2005 (+ Illustration du fort Chambly)
HUDON, Paul-Henri et al. Les premiers habitants de Chambly et le recensement de 1681. Dans Les Cahiers de la seigneurie de Chambly, no. 26, avril 2003.
LACROIX, Yvon, Cahiers d’Histoire des Jésuites No. 4, 1667-1697, Édition Bellarmin 1687, (Placet de Duplessis-Faber à Maurepas, 1698, publié dans DECHENE, Louise, La correspondance de Vauban relative au Canada, ministère des Affaires Culturelles, 1968, p. 15; ANF, Colonies, C11A, v.119, f.21 lettres et demandes particulières du Canada 1697)