En parcourant le greffe du notaire Pierre Raimbault, au Centre d’Archives de Montréal, je fus surpris par le libellé d’une obligation datée du 28 août 1725 : « Leber envers Schuyler ». On sait que, lors de la bataille de La Prairie en août 1691, les troupes des colonies anglaises étaient dirigées par le major Peter Schuyler et que, l’année précédente, son frère John avait lui aussi conduit une attaque contre La Prairie. Parmi les Français, le jeune Jean Leber Duchaine était décédé en 1691 à la suite des blessures subies durant le combat ; il n’avait que 23 ans.
En établissant quelques ascendances agnatiques, l’identité des principaux intervenants se précise. Le dénommé Leber concerné par l’obligation est François, époux de Marie-Anne Magnan, « habitant de la seigneurie de laprairie de la magdeleine » ; il est le cousin de feu Jean Leber Duchaine. Le créancier cité dans l’acte est Myndert Schuyler, « anglais de nation demeurant à Albani en la nouvelle angleterre » ; il est le cousin de Peter et de John. Il faut donc croire que, la paix étant revenue, les relations d’affaires entre les deux colonies avaient repris de plus belle. Mais comment pouvait-on en arriver à conclure de pareilles ententes à cette époque ?
La dette contractée par François Leber s’élève alors à 1 400 livres, la moitié payable dans un an, l’autre dans deux ans de la date de la signature. François Leber met sa terre et tous ses biens en garantie de sa dette ; il a reçu une concession à la Fourche où il possède un moulin avec son beau-frère, le marchand Jean-Baptiste Hervieux. Au moment de passer devant le notaire, François logeait avec son épouse dans la maison, située sur la rue Saint-Paul, de feu son beau-père le sieur Jean Magnan, marchand de Ville-Marie. François a aussi un oncle, Jacques Leber, marchand riche et réputé. François deviendra capitaine de milice de Laprairie vers 1727. Tout indique qu’il jouit d’une bonne réputation et entretient de bonnes relations avec la communauté des marchands locaux.
Quant à Myndert Schuyler, il était une figure importante d’Albany. Il avait déjà été maire de cette ville, major de la milice et commissaire aux Affaires indiennes. Marchand, négociant et grand propriétaire immobilier, il n’en était pas à son premier séjour à Montréal ni à ses premières ententes commerciales.
Au-delà du rapprochement des patronymes Schuyler et Leber dans une obligation notariée datant de 1725, il demeure qu’une dette d’un habitant de Laprairie envers un marchand d’Albany représente un fait particulier, pour ne pas dire étonnant. Le prêteur prenait des risques importants. Comme dans la plupart des transactions d’affaires, tout reposait sur une confiance mutuelle et la réputation de chacun. François Leber a une bonne réputation et connaît plusieurs marchands. L’acte notarié est rédigé dans la maison du lieutenant général et on y remarque, parmi les témoins, le jeune Jean-Baptiste Roch de Ramezay, Jean-Baptiste Legardeur de Repentigny et Guillaume Poitier de Pommeroy. Le premier est le fils du gouverneur Claude de Ramezay, décédé l’année précédente. Le second est le fils de Pierre, seigneur de Repentigny et capitaine d’un détachement des troupes de la marine. Le troisième est né et a vécu dans la province de New York jusqu’à l’âge de 15 ans avant d’immigrer en Nouvelle-France. Tous trois sont dits écuyers et officiers dans les troupes de la marine. Nous sommes en bonne compagnie…
Mais là ne s’arrêtent pas les particularités de cette obligation spéciale. En effet, Myndert Schuyler procède à un transport de sa créance, c’est-à-dire que Leber ne doit plus à Schuyler mais à un tiers désigné par ce dernier. Et ce tiers est un dénommé « De Lancey, marchand de la nouvelle york ». Le seul marchand de New York portant ce nom à cette époque est Stephen De Lancey. Il s’agit d’un riche et réputé marchand ; il laissera une immense fortune et une descendance qui jouera un rôle capital dans l’histoire de cette colonie qui deviendra plus tard un état américain. Bien plus, il est en réalité Français et Normand de naissance, de religion huguenote et porte le nom français d’Étienne de Lancy. Il s’était enfui en Angleterre, avait prêté serment d’allégeance au roi puis émigré vers New York en 1686. D’autre part, le père de François Leber est aussi d’origine française et normande. Il immigre en Nouvelle-France vers 1660 et épouse Jeanne Testard à Montréal en 1662. Il s’établit à Laprairie vers 1667 où il reçoit une concession en 1672. Il décède à Laprairie en 1694.
Myndert Schuyler et Stephen De Lancey font partie de la communauté des marchands influents de la Nouvelle- Angleterre. Ce dernier a épousé la fille du premier maire de New York natif de cette ville. De plus, la belle-mère de Stephen et mère de son épouse est Gertrude Schuyler, nièce de Myndert et sœur de John et De Peter. La boucle est fermée !
Bien spéciale en effet cette obligation de 1 400 livres, en date de 1725, d’un habitant de Laprairie envers un marchand de New York. Et tout ça sur une feuille vieille de presque 300 ans précieusement conservée aux Archives nationales.
Références :
Greffe du notaire Pierre Raimbault,
Centre d’Archives de Montréal, BAnQ
Marcel Trudel, Le Terrier du Saint-Laurent en 1674, Tome 2
DBC : Dictionnaire biographique du Canada
Francogène : généalogie des Français d’Amérique
People of colonial Albany
PRDH : Programme de recherche en démographie historique
Wikipédia